Philippe Chuyen

Les Pieds Tanqués*

Quand les mémoires s’entrechoquent...


Les cahiers de l’Égaré


*Le terme pétanque vient de l’occitan provençal « pied » et tanca « pieu », c’est-à-dire jouer la boule avec les pieds joints et ancrés dans le sol.


La pétanque est à la Provence ce que le théâtre de Delphes était à la Grèce antique : un lieu de tragédie !Yvan Audouard


Cette pièce a été créée par la compagnie Artscénicum le 15 juin 2012 au Domaine de Fontlaure à Éguilles (Bouches‑du‑Rhône).

Avec Sofiane Belmouden dans le rôle de Yaya, Philippe Chuyen dans le rôle de Monsieur Blanc, Gérard Dubouche dans le rôle de Zé et Thierry Paul dans le rôle de Loule.

Mise en scène : Philippe Chuyen. Costumes : Corinne Ruiz. Régie : Nolven Badeau. Construction et conception du décor : Christophe Brot.

À cette époque, la pièce comportait des intermèdes chantés par Jean-Louis Todisco qui s’accompagnait à l’accordéon. Depuis janvier 2016, le spectacle a évolué et se joue désormais sans musique de scène dans la version de la présente édition.

Pour le montage de ce projet, la compagnie Artscénicum a bénéficié d’une résidence d’écriture à la bibliothèque de théâtre Armand Gatti à La Seyne-sur-Mer, ainsi que d’une résidence de répétition à l’Espace Comédia à Toulon.

La pièce a obtenu le Prix du Centenaire Jean Vilar au Festival Off d’Avignon 2012 décerné par le Jury Tournesol, le label Marseille-Provence 2013 - Capitale Européenne de la Culture et en 2016 le prix du meilleur comédien pour Gérard Dubouche au Festival d’Anjou.

Ce projet a reçu les soutiens financiers du Conseil Départemental du Var, la Région Sud – Provence-Alpes-Côte d’Azur, la Communauté d’agglomération de la Provence Verte, la ville de Montfort-sur-Argens, la Spédidam et l’Adami.

À ce jour, la pièce a été jouée près de 400 fois.

Personnages par ordre d’apparition
Loule
Yaya

Monsieur Blanc

Un terrain de boule. La lumière est éblouissante, c’est la pleine journée.

Le long du terrain, face à nous, deux bancs publics côte à côte.

Loule entre sur le terrain, un seau de boules dans une main, une radio dans l’autre. Il pose le seau par terre et sur un banc le transistor. Il se frotte les mains puis s’assoit. Il prend ses boules et les astique une à une. Il allume la radio. En faisant défiler les ondes radiophoniques, on annonce qu’une bombe vient d’exploser à la station du métro Saint-Michel à Paris. Nous sommes, en effet, le 25 juillet 1995 et le Président Chirac doit se rendre d’un instant à l’autre sur les lieux du drame. Il écoute un bref moment l’information puis passe sur une autre station où l’on diffuse un programme musical. Satisfait, il se lève, dodeline et se dirige sur le terrain pour s’entraîner à tirer. Mais un nouveau flash d’actualité sur l’attentat interrompt le programme. Calmement, Loule se dirige vers l’appareil et fait de nouveau défiler les ondes. Il tombe enfin sur une chanson entraînante. Il revient sur le terrain tout en fredonnant. Il s’immobilise, se concentre mais une nouvelle annonce casse son élan. Loule se dirige prestement vers l’appareil et l’éteint, agacé. Il retourne à sa position de tireur, arme son bras quand Yaya entre, ses boules à la main, suivi de Zé, les mains dans les poches.

Yaya – Oh Loule !

Zé (au fort accent Pied‑Noir) – Applique-toi mon ami, que tu vas en avoir besoin !

Loule – Fallait plus venir !

Yaya (montrant Zé) – Hé ! c’est lui là…

Zé – C’est la femme qui m’a rangé la paire, j’ai cherché, tout retourné…

Yaya – Et moi en bas, je klaxonnais…

Zé – Même son gourbi, là où elle met les produits…

Loule (ramassant ses boules) – Allez boulegan, qu’aujourd’hui on fait encore les boules1.

Zé – Non, aujourd’hui c’est moi qui vous prends et je vous tords tous les deux !

Yaya – Combien Zé, la dernière fois que tu as fait les mains2 ?

Zé (à Yaya) – Elle a dû me les planquer…

Loule (cherchant des boules au fond du seau) – Treize à cherche3 !

Zé – Elle l’a fait exprès.

Loule (à Zé) – Il a raison t’as la mémoire courte.


Un temps.


Zé – La mémoire courte ? Ah non, pas moi.

Loule – Heureusement que j’ai porté la réserve… Et puis si d’aventure on trouve le quatrième…

Yaya (s’entraînant à tirer) – C’est la Fanny4 ! Ça le rend amnésique. Il a la mémoire qui sélectionne.

Zé – Toi, je te désélectionnerais bien volontiers. (S’approchant de Loule) Allez, envoie quatre boules que je vous désintègre.

Yaya – Pas moi Zé. Je suis parfaitement intégré !

Zé – Tu le sais que mon père il a été champion de France ?

Yaya – Oui je le sais…

Zé – À Montpellier, mon fils…

Yaya – Place de la Comédie ?

Zé – L’Amicale bouliste de Bab-El-Oued : Jean Villanova, René Pérez, Jules Volto dit Vivi, mon papa, en finale des triplettes de 2e catégorie…

Loule (qui a récupéré une boule de chacun et continuant avec l’accent pied‑noir) – Bat par 15 à 10 la Boule argentée de Menpenti : Aidinian Henri, Manoukian René…

Yaya – Dit « le Manouche »…

Loule – Et Saura Joseph !

Yaya – Bababah !

Zé – Juin 1956, la seule triplette d’Algérie qui n’ait jamais gagné un championnat de France, putain, la belle époque !

Un temps.


Yaya – Belle époque ?

Loule – Aujourd’hui, c’est pas toi qui décides… (il lance le paquet de boules) C’est le sort !

Zé (s’approchant des boules) – La putain ! Je tombe encore avec lui.

Yaya – Je vais encore perdre.


Ils ramassent leurs boules. Zé s’entraîne à tirer. Il manque.


Yaya – Oh Zé, aujourd’hui c’est moi qui tire !

Zé – Mais bien sûr…


Yaya essaye à son tour mais tire encore plus mal.


Yaya – Oh Zé, aujourd’hui c’est moi qui pointe !

Zé – Comme d’habitude…


1

Un homme élégant, chapeau et tout de blanc vêtu, s’est avancé de l’autre côté du terrain. Les autres l’ont remarqué et se regardent un brin moqueur. L’homme les observe jouer un moment.


L’homme – Bonjour Messieurs, excusez-moi,… Heu,… Vous ne cherchez pas un quatrième à tout hasard ?

Yaya (en aparté vers Loule) – Tè Loule, la voilà ton aventure.

Loule (le toisant) – Vous en avez deux ?

L’homme – Je vous demande pardon ?

Loule – Oui, si vous en avez deux… des mains… Au bout des bras.

Tous le regardent.


Un temps.


Loule – Et oui, amenez-vous !


L’homme s’avance, un peu gauche.


Loule – Approchez (prenant l’accent parisien) n’ayez crainte !


Loule plonge dans son seau pour lui prêter des boules. Mais l’homme sort d’un étui en bandoulière qu’il tenait dans son dos trois boules flambant neuves, rutilantes.


Loule – Oh là, celles-là, elles sortent de chez le marchand !… Monsieur ?…

L’homme – Blanc de la Martinière.

Zé (pour lui) – Oh putain…

L’homme – Monsieur Blanc.

Loule – Enchanté, Loule… (Il lui tend la main). Et bien Monsieur Blanc, vous allez faire équipe avec moi.


Il repose les boules dans le seau.


Yaya – Vous, vous êtes nouveau dans la région.

Monsieur Blanc – En effet, nous venons de faire construire…

Yaya (le coupant) – Vous avez raison. C’est un beau pays.

Monsieur Blanc – Oui mais c’n’est pas donné.


Un temps. Loule tend le bouchon à Zé.


Loule (avec un clin d’œil à Monsieur Blanc) – Honneur aux perdants !

Monsieur Blanc (enjoué) – À vous l’cochonnet !

Zé – Le bouchon. Ici, on dit le bouchon.


Zé lance le bouchon.


Zé (pour lui) – Pfff… Le cochonnet.


Yaya joue, puis Monsieur Blanc qui met un très mauvais point.


Loule – Alors, comme ça vous venez d’arriver dans la région ?

Monsieur Blanc – Comme vous voyez…

Loule – On n’est pas bien ici ?

Monsieur Blanc – Oui… Mais c’n’est pas donné.

Zé (agacé) – Pourquoi, on vous y a obligé ?

Monsieur Blanc – Obligé ?

Zé – À venir ici.

Monsieur Blanc – Non, pourquoi ?

Yaya – Un jour quelqu’un est rentré chez lui et l’a sommé de déguerpir. Depuis il s’en remet pas.

Monsieur Blanc esquisse un sourire un peu gêné. Les autres ne font pas attention. Il joue et met un point trop court.


Loule – Vé, le beau nàri5.

Monsieur Blanc – Pardon ?

Loule – Vous êtes court, Monsieur Brun.

Yaya – Blanc !

Zé – Pas assez généreux.


Monsieur Blanc s’apprête à rejouer.


Yaya – Vous en avez, vous, de la chance Monsieur Blanc. Figurez-vous qu’à moi, on me demande jamais (avec un ton mielleux) : « Alors comme ça, vous venez d’arriver dans la région ? »

Monsieur Blanc (un peu gêné) – Je comprends. Ce n’est pas…

Loule (s’impatientant) – Ne faites pas attention, jouez Monsieur Brun.

Zé – Blanc on t’a dit… (montrant les vêtements de Monsieur Blanc) C’est pas compliqué quand même !

Yaya – Parce qu’à entendre certains, j’ai toujours l’impression d’être arrivé hier et de devoir partir demain…

Zé – Normal non ? Avec tout ce que vous venez gratter ici.

Monsieur Blanc (mal à l’aise et n’ayant toujours pas joué) – Je comprends très bien ce que vous ressentez… Quand on n’est pas d’ici parfois on vous le fait bien comprendre…

Yaya (vexé) – Oh, oh, attendez Monsieur Blanc, moi je suis d’ici ! Il est pas beau lui… (accentuant son accent du Midi) ça s’entend pas que je suis d’ici ?

Zé – Ça s’entend, mais ça se voit pas.

Loule – Ouais Yaya, et ça s’entend même trop. (À Monsieur Blanc) Jouez !


Monsieur Blanc joue et perd à nouveau le point.


Monsieur Blanc – Flûte !

Loule (découragé) – C’est vrai que vous Monsieur Brun, ça s’entend pas beaucoup !

Yaya – Et oui l’accent, Monsieur Blanc ! Vous n’avez pas l’accent.


Un temps.


Zé – Nous l’accent, c’est tout ce qu’il nous reste.

Loule – Fatche de con, c’est le bal des victimes aujourd’hui !

Zé – Vous ne pouvez pas comprendre… Personne ici peut comprendre.

Monsieur Blanc – Si, moi je crois que je vous ai compris.

Zé – Hein ?…


Un temps.


Monsieur Blanc (gêné, faisant allusion à son accent pied‑noir) – Et bien… Je… Je vous ai compris…

Zé – Ah, il plaisante là !

Monsieur Blanc – Pas du tout.

Zé (refaisant le Général de Gaulle) – « Je vous ai compris ! » Et trois ans après, il fallait débarrasser le plancher.

Loule (dépité) – Non !

Monsieur Blanc – Excusez-moi, j’avais oublié cette…

Yaya – C’est vrai qu’il vous a bien eu, le vieux.

Monsieur Blanc – Vous savez, on n’a jamais trop parlé d’ça chez nous…

Zé – Qu’est-ce que vous avez compris alors ?


Un temps.


Monsieur Blanc (avec difficulté) – Eh bien… Mon père y a fait ses vingt-huit mois… Rien de plus.

Yaya – Rien de plus ? C’est mauvais signe.

Monsieur Blanc – Mauvais signe ?

Yaya – Passer trois ans là-bas et ne pas en parler, moi je trouve que c’est pas bon signe.


Loule lève les yeux au ciel.


Monsieur Blanc – La politique ne l’intéressait pas. Et puis mon père n’aurait pas fait de mal à une mouche, alors dans ces conditions…

Yaya – À une mouche peut-être, mais à un Ara…

Loule (le coupant) – Bon, tu as fini de l’emmerder Monsieur Brun ? De lui casser le bras, là !

Zé (ironique) – Oui, tu vois pas que tu le fais perdre, ce pauvre Monsieur Blanc… Et lui avec.

Loule (de plus en plus impatient) – Bon, c’est à qui de jouer là ?

Zé – C’est qui qu’est dans le rond ?

Loule – « C’est qui qu’est dans le rond ? » Vous faites caguer maintenant !


Un moment de jeu.


2

Zé (après que Yaya ait joué) – Bien joué mon petit ! Heureusement qu’on vous a un peu appris à vous, hein6 ?

Yaya – Mais pour compter les points Zé, c’est nous qu’on vous a appris les chiffres, non ?

Zé – « C’est nous qu’on ? » Ah, ti‘es fort toi ! En tout cas, c’est pas nous qu’on vous a appris à parler.

Yaya – C’est à Toulon que j’ai appris les boules, j’suis pas né à Bab-El-Oued, moi.

Zé – Oui Alger. Mais à Belcourt mon ami, pas à Bab-El-Oued. Alger, quartier Belcourt ! (puis pour se rendre intéressant) Et à deux pas d’chez Camus !

Loule (pour lui) – C’est reparti !

Yaya (taquin) – Ah, parce que tu l’as connu ?

Zé – Ma mère l’a connu.

Yaya – Ah, ta mère.

Monsieur Blanc – Albert Camus ?

Zé (fier) – Oui, M’sieur.

Yaya (pensif) – Camus… Celui qui s’est tu.

Zé – Hein ?

Yaya – J’ai dit : Camus, celui qui s’est tu !


Un temps.


Zé – Tu-é… Là, tu veux dire tué ?… (puis s’adressant à Mon‑ sieur Blanc) Et oui, il s’est tué en voiture, pfff… 4 janvier 1960, à Sens, région parisienne, un putain de tronc d’arbre est venu frapper sa voiture. Mort sur le coup, mon Albert.

Yaya (à Monsieur Blanc) – Non, je voulais dire, sur son pays il s’est tu. Pas à cause d’un tronc d’arbre.

Zé (fronçant le sourcil) – Qu’est-ce qu’il me chante là, lui ?… Il cherche à nous embrouiller ? À faire l’intéressant, devant Monsieur Blanc, parce qu’il a un peu étudié ? Hein ?… Et puis, tu veux dire quoi, par là (le refaisant) : « il s’est tu ». Camus, il s’est jamais tu : il a dit, il a écrit, mais on l’a pas écouté. S’il s’est tu, c’est qu’il s’est tué ! Et s’il était resté en vie…

Yaya (le coupant) – L’horreur lui aurait crevé les yeux !

Zé – Il aurait pris le parti de la France ! Celui des Pieds-Noirs, Pied-Noir qu’il était, Algérien jusqu’au bout des ongles !

Yaya – Tu rêves !

Zé – Il aurait pris le parti des Arabes peut-être ? Du F.L.N. ? Il aurait cautionné vos attentats, vos crimes…

Loule (s’énervant) – Oh, ouh ! On joue aux boules ou on refait la guerre !


Le jeu reprend.


Monsieur Blanc – Ce n’était pas une guerre.

Loule (excédé) – Et merde !

Yaya – Huit ans de conflit, cinq cent mille morts, des milliers de disparus, un million de rapatriés. Vous appelez ça comment ?

Zé (ironique) – Des événements ?

Monsieur Blanc – On était tous des Français.

Yaya – On s’entre-tuait quand même.

Monsieur Blanc – « J’ai mal à l’Algérie, comme d’autres ont mal aux poumons ».

Zé – C’est pas du Camus ça ?

Monsieur Blanc – Oui.

Zé (à Yaya) – T’as vu, j’connais par cœur.

Monsieur Blanc – Camus, le tuberculeux, savait de quoi il parlait quand il a écrit ça. Oui, la mort a dû le sauver d’un choix impossible.

Loule – Ah, non ! Pas vous, Monsieur Brun !

Monsieur Blanc (un peu remonté) – Monsieur Blanc ! Une bonne fois pour toutes : moi, c’est Monsieur Blanc !

Yaya – Excusez-le Monsieur Blanc, il voit du brun partout.

Loule (avec bonhomie) – Ne m’en voulez pas Monsieur Blanc, mais les Parisiens qui jouent aux boules…

Monsieur Blanc – Je vous rappelle que Monsieur Brun était Lyonnais7.

Loule – Oui… Vous savez, au-dessus de Valence…


Un temps de jeu. Yaya s’avance pour jouer.


Zé – Bon. Allez, joue Mouloud !

Yaya – Très fier que tu m’appelles Mouloud !


Il s’avance et joue.


Yaya – Mouloud Feraoun, tu connais ?

Zé – Mouloud Feraoun… (réfléchissant) Ouais… Le boxeur.

Yaya – Le plus grand des poètes kabyles ! De langue française !

Zé – Et ben tu vois, on vous a même appris à écrire.

Monsieur Blanc (ramassant ses boules) – Bon messieurs, je vous demande pardon mais…

Yaya (continuant) – Ça valait bien la peine, tes amis de l’O.A.S. l’ont assassiné en 62 !

Zé – C’étaient pas mes amis !


Monsieur Blanc sort du terrain.


Loule – Restez Monsieur Blanc… Je sais, ils sont pénibles !

Zé (à Yaya) – Qu’est-ce qui lui prend à lui ?

Yaya – On plaisante Monsieur Blanc, ne le prenez pas mal ! Pas vrai, Zé, qu’on plaisante ?

Zé (se forçant) – Et ouais… On plaisante.

Monsieur Blanc (s’en allant) – Vous avez une drôle de façon de plaisanter !

Loule (dans une dernière tentative) – Allez… Monsieur Br… Monsieur Blanc ! (Loule ramasse le bouchon et le lui tend de loin) À vous l’cochonnet !


Monsieur Blanc se retourne, le regarde un moment puis se ravise et revient au jeu.


Un temps.


Le jeu reprend. Monsieur Blanc s’apprête à jouer.


Loule (à Monsieur Blanc) – Faites un effort, appliquez-vous, gagnez le.


Monsieur Blanc met un très mauvais point.


Loule (ironiquement) – Et bé, vous l’avez gagné !


Ils continuent à jouer.


3

Yaya (à Monsieur Blanc) – Je peux vous demander pourquoi il ne vous en a jamais parlé, votre père, de ces trois années passées là-bas ?

Loule (découragé) – Putain, Yaya !

Monsieur Blanc – Il s’est suicidé trois mois après son retour en France.

Loule – Oh, fatche de con, on s’en sortira pas.

Zé – Là, tu crois pas si bien dire.

Yaya – Je suis désolé.

Monsieur Blanc – Ne le soyez pas, j’étais tout petit. Je ne m’en souviens pas.

Yaya – Et après, vous n’avez pas cherché à comprendre ?

Monsieur Blanc – Non.

Yaya (intéressé) – Il n’écrivait pas ?

Loule – Il te dit qu’il ne s’en souvient pas ! Alors, maintenant Yaya, tu t’arrêtes et tu le laisses jouer.

Yaya – Si on avait cherché un peu plus à comprendre on n’en serait pas là ! Mais on a eu tellement honte de la manière dont ça s’est terminé…

Zé – Honte ? La haine oui. Moi, j’ai jamais eu honte.

Yaya – C’est pareil, ça reste dedans ! Et maintenant tu vois, ça bouffe à l’intérieur…

Loule – Mais qu’est-ce qu’on y peut ? Qu’est-ce que j’y peux, moi, sur la guerre d’Algérie, la décolonisation, et tutti quanti ! On devient gaga avec vous. À chaque fois, c’est la même histoire, l’Algérie, l’Algérie… Vous n’en aurez jamais fini !

Yaya (montrant le poste) – Ces temps-ci, ça me pèse…

Loule – Moi aussi, tu vois, ça me pèse, mais en sens inverse (faisant le geste) : les boules, elles me remontent !

Zé – C’est du passé, mais ça passe pas.

Loule (conciliant) – Ce qui est important Zé, c’est le jeu, là ! Ici et maintenant (il tape du pied).

Monsieur Blanc – C’est vrai, ça sert à quoi de refaire l’Histoire ? Il a raison, jouons !


Un temps.


4

Zé – Plus envie, je vais rentrer.


Zé pose les boules et s’en va.


Loule – Ah, bravo Zé. Tu remues le fond, tu fais remonter la merde et puis tu files, je m’en lave les mains… Débrouillez-vous !

Zé – J’suis pas dans mon assiette…

Loule (remonté) – Tu m’excuseras, mais ça marche pas comme ça. Alors s’il te plaît, tu vas rester, car moi aussi j’ai deux mots à dire. On remue encore un peu, mais après je vous préviens : on joue !

Yaya – Moi, j’appelle ça la vérité, mais si pour toi c’est la merde, ok. Vautrons-nous dedans !

Zé – La vérité, pfff… Quelle vérité ? Tout de suite les grands mots.

Loule – Écoute-moi bien Yaya. Moi, mon pauvre père il n’a jamais mis les pieds en Algérie, tu vois… Seulement, il était cheminot, à La Ciotat, un machino, un roulant, un communiste ! Pas de chance, hein ? Tu sais ce qu’il a fait pendant la guerre d’Algérie ? Il militait pour l’indépendance de ton foutu pays !

Yaya – C’est pas mon pays.

Zé – C’était le mien.

Loule (visiblement ému) – Contre sa propre patrie il militait… Et pour un truc qui le dépassait complètement. On lui parlait de peuple opprimé, de résistance, de lutte anticoloniale, combattre l’impérialisme… Ah ! ça le faisait démarrer au quart de tour, le vieux. Alors, il s’est mis à travailler pour des réseaux clandestins, pour le compte du F.L.N. ! Ça t’en bouche un coin, hein ?… De Paris, il portait à Marseille des valises d’argent collectées là-haut pour ensuite les expédier en Algérie. Il a risqué son boulot, la prison, peut-être même sa vie, tu vois… Le camarade Krouchtchev a dit, alors le communiste a obéi ! Il transférait du pognon pour acheter des bombes qui tuaient ses compatriotes. C’est pas beau ça ?


Affecté par ce qu’il vient d’annoncer, il va s’assoir.


Je suis désolé de te dire ça, Zé.


Un temps.


Zé (accusant le coup) – Laisse tomber Loule, t’y es pour rien toi. Et puis, il fallait bien que tu te lâches un jour ou l’autre, non ?

Monsieur Blanc – Agir pour des idées, ça paraît tellement incroyable aujourd’hui. Vous devriez être fier de lui, qu’il ait eu ce courage. Et puis les événements lui ont donné raison, non ? L’Algérie est devenue indépendante. C’était le sens de l’Histoire.

Zé – Le sens de l’Histoire ? Ça veut rien dire ça ! L’Histoire, on l’écrit toujours après Monsieur Blanc. S’il y avait eu, à l’époque, un type avec suffisamment de couilles pour dire que l’Algérie devait rester la France, elle serait restée la France ! Et ça aurait été, aussi, le sens de l’Histoire. Mais un autre, c’est tout.

Yaya – Tu crois qu’il n’en a pas fallu des couilles pour déclarer l’Algérie indépendante ?

Zé – On aurait dû leur faire bouffer, comme il faisait le F.L.N. ! Ce groupuscule d’assassins. Ces soi-disant nationalistes qui ont fait leur révolution en terrorisant les populations musulmanes, leurs propres frères ! En les ralliant par la force et la peur.

Yaya – Si la France avait tenu ses promesses, Zé ! Si elle avait accompli son idéal de justice, de progrès. Si on lui avait laissé entrevoir autre chose que la misère, tu crois qu’il l’aurait pas embrassée de tout son être, la France ? De toute sa ferveur d’Arabe ! Tu crois vraiment qu’il se serait soulevé en masse pour suivre le Fellaga, crispé sur sa religion, sa langue, ses coutumes

Zé – Mais tu le sais Yaya : l’Arabe, le musulman, il ne voulait pas être français.

Yaya – Il le voulait, Zé ! Mais à force d’attendre… Après un siècle de colonisation. Après s’être fait trouer la peau en Europe, pendant les guerres. Après avoir demandé des droits nouveaux, et maintes et maintes fois la reconnaissance de la « grande patrie universelle »… Après toutes ces démonstrations, ces supplications, comprendre finalement qu’il serait et resterait toujours l’indigène, le sous-français, qu’il ne cesserait jamais de l’être ! Après tout ce temps Zé, oui, après ça : il ne l’a plus voulu.


5

Un temps.


Zé – Sauf que nous, on n’était pas des colons. On était des pauvres gens qu’on a chassés de chez nous.

Yaya – Sauf que vous n’étiez pas chez vous !

Zé (il se lève et se dirige vers Yaya) – On n’était pas chez nous ? Après cinq ou six générations ! On n’était pas chez nous ? Tu veux mon poing dans la gueule ?

Monsieur Blanc (qui s’interpose) – Oh oh, vous plaisantez toujours là ?

Yaya (dur) – On vous l’a fait croire et vous l’avez cru ! Pendant plus de cent ans, vos responsables vous l’ont martelé : l’Algérie, c’est la France ! On vous trompait et vous, vous applaudissiez.

Zé – Et à quoi on pouvait croire ? On l’a fait ce pays ! On l’a construit avec notre sang…

Yaya – Avec le leur aussi.

Zé – C’était nous, les Algériens ! On était coupable de quoi ? De nous sentir chez nous ? On a inventé un pays, une culture ! Des Français, des Italiens, des Grecs, des Maltais, des Espagnols, des Juifs… Et tout ça grouillait ensemble… Je sais même pas par quel miracle !

Yaya – Et neuf millions d’Arabes, invisibles à vos yeux !

Zé – Et d’abord qu’est-ce que tu en sais toi, comment on vivait là-bas avec eux ? Mes parents, ils les respectaient les Arabes, on les côtoyait tous les jours…

Yaya – Oui, de bons indigènes, naïfs, travailleurs, pas exigeants pour deux sous. Tant qu’ils se taisaient on les aimait bien, mais on se gardait bien de se mélanger…

Zé – C’est pas vrai ! Petit, j’avais un ami, un Arabe, comme un frère…

Yaya – On leur disait qu’ils étaient des Français, mais pour eux, pas d’éducation, pas de droit de vote, pas de représentants…

Zé – Et je l’ai jamais revu, tu entends ? Jamais !

Yaya – Ah, qu’elle était loin, Zé, la mission civilisatrice, que de renoncements et d’occasions perdues…

Zé – Tais-toi ! Tais-toi, bon Dieu, tais-toi !


Zé retourne s’asseoir, effondré. Un temps.


Loule (à Yaya) – Tu cherches à lui mettre sur le dos la politique coloniale de la France depuis un siècle, hein ? C’est ça ?…Et pourquoi pas la traite des Noirs aussi pendant que tu y es ? … Et puis l’extermination des Indiens, des Canaques, des Maoris, des Malgaches… (s’excitant peu à peu) L’accaparation des terres australes, des forêts tropicales, le pillage des mines et tout le con de Manon ! Le viol des femmes-girafes, Tintin au Congo, Yabon Banania !

Yaya – Allez vas-y, exagère !

Loule – Mais moi, ça me plaît d’exagérer. Moi, le représentant de l’Homme blanc, le descendant du grand Satan, l’Occidental, le cousin de l’oncle Sam : la pire espèce ! Qui devrait éternellement payer pour des siècles de méchanceté ? Si tu attends de nous d’implorer pardon, qu’on se prosterne devant toi, représentant du colonisé, qu’on attende le Jugement dernier, tu te trompes ! Et pour commencer, ne compte pas sur moi.

Yaya – Je suis le représentant de dégun8 ! Et j’ai depuis longtemps renoncé à l’être. De toute façon, les hommes sont amnésiques et c’est tant mieux. Si toi aussi tu t’en laves les mains Loule, à quoi bon discuter. Tu sais, tu as raison de ne rien vouloir prendre à ton compte, car tu es dans ton bon droit. Tu es dans l’ordre des choses.


Un temps.


Zé – Qu’est-ce que tu cherches Yaya ? Tu veux que je reconnaisse que l’Algérie est devenue un modèle de vie radieuse, un vrai bonheur, un paradis où on s’entre-tue à tout va ?

Loule – Ouais, putain ! Tout le contraire de ce pourquoi il s’est battu mon vieux…

Zé – Tu veux que j’admette qu’on s’est trompé, trompé jusqu’au bout ? Qu’on a eu raison d’abandonner cette terre ? Ce pays à la douceur de vivre incomparable. Cette Algérie heureuse… Tu vois Yaya, il me suffit de fermer les yeux et j’y suis dans la maison qu’on habitait… J’étais petit mais… C’est les odeurs, le plus, qui me reviennent : les effluves de couscous de l’échoppe arabe d’en bas qui se mêlaient aux parfums de thym de la daube de Madame Sintès, notre voisine du premier, et tout ça montait se mélanger à la friture des beignets de ma mère… Le pays de mon enfance, Yaya, mon pays éternel… Un pays qui est devenu un champ de ruines ! Et tu veux que je reconnaisse ce sens-là de l’Histoire ?


Un temps.


Yaya (qui s’est assis) – Je te demande pardon, Zé. Je n’aurais pas dû. Je me suis emporté. Tu le sais que mon père il s’est battu… Je l’ai pas connu, alors des fois je le fais un peu parler.


6

Un temps.


Loule – Putain, vous le croyez ça ? Passer une vie à rêver à des idées qui se sont écroulées en trois semaines… En 89, après la chute du Mur, il a perdu la parole le vieux. Il s’est mis à plus parler. Même à sa femme… Peuchère, vous croyez qu’elle avait mérité ça, ma mère ? Elle qui l’avait supporté toute sa vie, elle qui a tout accepté. Et lui, il avait plus qu’un mot à la bouche : « je vais mourir ! ». Tous les toubibs le disaient en bonne santé, mais non, lui, il avait fait rideau.

Monsieur Blanc – Le monde était devenu absurde à ses yeux. Voilà tout.

Yaya – Et tu aurais préféré quoi ? Un bon petit chef de gare, sans engagement aucun ? Un type qui regarde passer les trains ?

Loule – Oh, que oui !… Parce qu’ils ont servi à quoi ces types, tu peux me le dire ? Les trotskistes, les maoïstes, les tiers-mondistes ! Tous ceux qui hurlaient que la Révolution allait libérer l’Algérie, le Monde ! À quoi ils nous ont fait croire ? Sinon de nous culpabiliser, nous les salauds, les colonisateurs, les esclavagistes. Puis nous tromper, nous faire pantailler à leur chimère : un avenir de liberté et de justice, mon cul, oui ! Et ils sont où maintenant ceux-là ? Je les entends plus ! Minot, j’entendais que ça à la maison, ça rendait ma mère malade. On en a soupé de l’Algérie… Et maintenant les islamistes, ils viennent poser les bombes, ici chez nous… Et vous qui me rebattez les oreilles !

Zé – Tu crois que c’est simple pour nous, que ça nous réjouit ce qu’on entend ?

Monsieur Blanc (à Loule) – Vous faites un procès à des gens qui ont parfois payé de leur vie leur engagement. Beaucoup ont souffert, beaucoup ont disparu. Ce n’est pas juste.

Yaya – Et quel sens tu voudrais lui donner, toi, à l’Histoire ? Un sens qui te permette de jouer aux boules bien tranquillement ? Un sens qui donnerait raison à ce qu’il a fait ton père ?

Loule (véhément) – Laisse-le tranquille tu veux !

Zé – Oh, c’est quoi ton problème, Loule ?

Loule – Zé, moi, ma famille, on n’a jamais bougé de cette terre, c’est comme ça, j’y peux rien. Par contre, on a vu peu à peu tout un petit monde se rappliquer par ici, hein, tu vois ?… Je t’épargne l’énumération, la liste serait trop longue. On a vu la Provence…

Zé – C’est qui tout ton « petit monde » ?

Loule – Je ne parle pas de toi…

Zé – Mais je vais t’en parler de moi, parce que tes insinuations elles commencent à me courir… Nous, les Pieds-Noirs, on peut pas vraiment dire qu’on a été bien reçu quand on est arrivé ici, une main devant une main derrière. L’hospitalité provençale ? C’est pas ce qui nous a sauté à la figure quand on a débarqué à Marseille !

Loule – Oh Zé, t’en as pas marre de faire la victime ?

Yaya – Alors, c’est qui tout ton « petit monde » ?

Loule (crachant le morceau) – Ils l’ont voulue, leur indépendance ? Et bien qu’ils se la gardent ! Qu’ils se démerdent avec et qu’ils ne viennent pas nous emmerder ici. Qu’ils restent chez eux… Tous ceux qui pensent que cette terre d’accueil leur est due, qu’elle leur est redevable de quelque chose, coupable de les avoir asservis, de les avoir trahis ! Ils viennent manger aux vieilles mamelles sur lesquelles ils ont craché, ils veulent encore en profiter, hein ? Et nous faire payer…

Monsieur Blanc – Vous êtes en colère Loule, vous ne pensez pas ce que vous dites !

Loule – Et les derniers en date, là ! Ceux qui croient que cette terre leur appartient parce qu’ils en ont acheté un morceau, qui ne voient ici qu’un champ qu’on pourrait bétonner à l’infini, un vaste parc d’attraction, où moi je ferais le singe !

Monsieur Blanc – C’est moi, le dernier en date ?

Loule – Non vous, ce serait plutôt faiseur de nàri !

Yaya – Oh, c’est pas gentil ça…

Monsieur Blanc – Faiseur de quoi ?

Zé – De nàri !… On vous expliquera tout à l’heure.

Yaya (ironique) – Et oui, Loule, un jour ou l’autre, on est tous le colonisé de quelqu’un. La roue tourne.


Un temps.


Loule (fronçant le sourcil) – La roue tourne ?

Yaya – On s’adapte ou on crève. Ou on se bat. Les Arabes eux, ils se sont battus.

Loule (se mettant peu à peu hors de lui) – La roue tourne, ça veut dire qu’on l’a bien mérité, hein ?… Qu’il y aurait un juste retour des choses, qu’on se dise : oh, Bibi, maintenant il faut payer pour les horreurs du passé. Ta richesse, tu la dois à des siècles de colonisation !… Et qu’on accepte de se faire bouffer et envahir par le monde entier ? Hein, c’est ça !


Loule excédé quitte le terrain.


Un temps.


7

Zé (assis, le regard dans le vide) – Ma mère avait un cousin qui cultivait la vigne du côté de Bône, aujourd’hui ça s’appelle Annaba… La purée, j’oublirai jamais cette histoire ! En 1960, quand l’ordre d’évacuation est arrivé dans sa région, les vendanges étaient terminées, le raisin était rentré. Quand le cousin a appris la nouvelle, il n’a rien dit. Il s’est dirigé vers ses cuves, a ouvert les robinets et a laissé le vin couler par terre… Ensuite, il a équipé son tracteur avec une défonceuse et pendant trois jours, du matin au soir, du coucher au lever du soleil, il a arraché les vignes sur toute l’étendue de sa propriété. Sans s’arrêter. Pas un regard à l’horizon pour les montagnes qui l’avaient vu naître, ni pour les ouvriers arabes qui le regardaient à distance. Quand un gendarme qu’on avait prévenu s’est avancé pour lui demander des explications, vous savez ce qu’il a répondu ? « Monsieur, puisque ce que nous avons fait ici est un crime, et bien il faut l’effacer. Voyez-vous, c’est ce que je suis en train de faire ».


Un temps.


Yaya – Elle est belle ton histoire. Elle est tragique.

Zé – Elle est tellement belle que Camus, il l’a racontée dans un livre.

Yaya – Camus ou pas, ce qu’il a fait ce type, ça s’appelle la terre brûlée.

Zé – Tu peux pas un instant te mettre à sa place ? Essayer de comprendre son geste. Comprendre ceux qui ont voulu détruire ce pays quand on les en a chassé !

Yaya – Oui, je peux le comprendre, mais je l’excuse pas. Parce que détruire derrière soi, c’est comme détruire l’autre, l’anéantir. Dire à celui qui suit : tu ne vaux rien, tu ne devrais même pas exister. Tu n’as qu’à mourir.

Zé – Du désespoir, Yaya ! Juste du désespoir. J’en connais qui sont partis en fermant la porte, le ragoût qui mijotait sur le feu…

Yaya – Ceux-là, ils ont sauvé l’honneur.

Zé – L’honneur ? L’honneur, c’était aussi de se battre !

Yaya – De l’honneur, les crimes de l’O.A.S. ? L’acharnement sur les civils ? Les rafles, les exécutions sommaires ? De l’honneur, raser des villages ?

Zé – C’était la guerre, Yaya. Un peuple c’est comme un corps… comme un organisme, tu vois… Il s’adapte, il protège et naturellement, il réagit et il lutte.

Yaya – Oui, mais la nature n’a jamais inventé les pendaisons, les noyades, les viols ; les anticorps n’ont pas d’électrode, ni de bombe, ni de crochet ; les animaux pas de pique, ni de rasoir. Une plante ne pourra jamais étrangler comme le fil de fer barbelé.

Zé – Nous, les Pieds-Noirs, on n’a rien à voir avec tout ça…

Yaya – Mais vous le saviez ce que faisait les militaires ?

Zé – On savait rien.

Yaya – Ça se passait sous vos yeux.

Zé – Je te dis qu’on n’a rien à voir avec tout ça !

Yaya – Vous le saviez ce qu’ils faisaient ! Avec la complicité du gouvernement français.

Zé – Le gouvernement ? Il s’en foutait de nous. Le gouvernement, il nous a fait tirer dessus !

Yaya – Et maintenant, tu le sais ?


Un temps.


Il se regardent.


Zé – Ils l’ont fait pour dénicher des Fellagas, des poseurs de bombes, des assassins d’innocents…

Yaya – L’Arabe n’était plus le gentil indigène, il était devenu celui qu’il fallait déchiqueter. Au nom de la grandeur de la France ! Tu peux me dire ce qu’il a dit Camus, devant ce carnage ?

Monsieur Blanc – Mon père était un de ceux-là… Zé (à Yaya) – « Ma mère contre la justice »…

Yaya (à Monsieur Blanc) – Quoi ?

Zé (à Yaya) – Devant les attentats du F.L.N., il a dit : « Je défendrai ma mère contre la justice ». C’est ce qu’il a dit, Camus…

Monsieur Blanc – Camus avait peur pour sa mère qui ne voulait pas quitter Alger… C’était juste un homme.

Yaya (à Monsieur Blanc, vivement) – Qu’est-ce que vous avez dit ?

Monsieur Blanc – Mon père aussi était juste un homme.

Yaya – Je croyais que vous ne saviez rien.


Un temps.


Monsieur Blanc – J’ai du mal à en parler.


Un temps.


Zé – Vous gênez pas M’sieur Blanc, aujourd’hui, c’est confesse !


Un temps.


Yaya – Allez ! Au point où on en est.


Un temps.


Monsieur Blanc – Mon père était responsable d’une villa.

Loule (qui est revenu sur le terrain) – Une villa ?

Monsieur Blanc – Un centre d’interrogatoire sur les hauteurs d’Alger. Il n’était pas un simple appelé, comme je l’ai inventé tout à l’heure. Il était officier d’active, capitaine des paras. Il a fait le sale boulot parce qu’il n’avait pas le choix… Et surtout parce qu’il était en Algérie pour défendre la France.

Zé – La France ? Pfff…

Monsieur Blanc – Oui, la France. Son suicide l’atteste.

Zé – Il s’est suicidé pour la France ?

Monsieur Blanc – Oui.


Un temps.


Monsieur Blanc continue. Il va s’adresser tour à tour à ses comparses, parfois au public.


Dès 1943, sous l’Occupation, mon père entre dans la Résistance, il n’a que 17 ans. Capturé, torturé par la Gestapo, déporté à Auschwitz… Et survivant, par je ne sais quel miracle. À la Libération, une seule voie semble bonne à ses yeux : s’engager volontaire : parachutiste ! Illico, on l’expédie en Indochine où une autre saloperie de guerre commence. Là-bas, il fait ses armes, apprend le courage, le sacrifice, gagne ses galons d’officier et rencontre ma mère, à Saïgon. Toujours en première ligne, il est encore là, dans le bourbier asiatique pendant la débâcle à Diên Biên Phu… Du côté des perdants, encore et toujours… Il est fait prisonnier et endure plusieurs mois les camps de rééducation du Viêt-Minh. Quand on le libère en 1954, du millier de soldats de sa compagnie, il n’en reste que vingt-trois.

Vingt-trois revenants d’un empire colonial en ruine, dont le moins maigre ne pèse pas 45 kg. Puis en 57, le pompon ! On le dépêche en Algérie pour y maintenir l’ordre et organiser les missions de pacification. Quel mot ! À part de brèves permissions en France, il y restera jusqu’à la fin.


Un temps.


Pendant plus de la moitié de sa courte vie, mon père s’est battu pour la France, pour préserver sa souveraineté, ses territoires, ses idéaux… Inconscient d’être le jouet tragique de son siècle, de nos dernières agitations coloniales. Personne ne peut dire de lui qu’il ait failli ! C’est l’engrenage dans lequel il a été pris là-bas qui l’a broyé. Ça a été audessus de ses forces. Le catholique pratiquant livrait une guerre morale et sans merci au soldat indigne qu’il était devenu : c’est pour cela qu’il a mis fin à ses jours… Voyez-vous, comme Camus : il s’est tu.


Un temps.


Loule – Pourquoi il n’a pas démissionné ?

Monsieur Blanc – Il s’est suicidé. Cela ne vous suffit pas ? S’il avait démissionné, un autre aurait fait le travail à sa place. Lui, avec sa conscience de Chrétien, tentait de mettre de l’humanité dans sa mission…

Yaya – De l’humanité à torturer les gens ?

Monsieur Blanc – Mon père exigeait qu’on n’ait pas systématiquement recours à la torture physique. J’ai lu les lettres qu’il écrivait à ma mère. Ayant été lui-même le captif de la Gestapo et des communistes vietnamiens, il connaissait toutes les failles…

Yaya – Il humiliait alors ?


Un temps.


Monsieur Blanc – La torture en Algérie était devenue une arme, une entreprise de masse. Pour obtenir un simple nom, il fallait soumettre des dizaines, des centaines de personnes… Et puis, il y avait ceux qui ne canalisaient plus leur violence ou d’autres qui y prenaient carrément un plaisir malsain. Je sais que mon père a combattu ces méthodes ! Mais oui, ça ne l’a pas empêché d’être le témoin de tous les crimes, des viols, des exécutions… Comme ces plongeons de cent mètres en pleine mer, depuis un hélicoptère.


Un temps.


8

Zé – Tu vois Yaya et nous les Pieds-Noirs on était là, au beau milieu de toutes ces horreurs.

Monsieur Blanc – Des horreurs qui ne nous ont même pas donné la victoire. Des horreurs qui ont tué des milliers d’hommes, déshonoré des milliers de soldats.

Loule – Quelle connerie ! Pour finalement se tirer la queue basse.

Yaya – Oui, et sûrement pas la tête haute.

Loule – Tu t’exprimes au nom de qui là ? Et d’abord, il est où ton camp maintenant, à toi ?

Yaya – Mon camp ? Qu’est-ce qui te prend ? Tu veux mes papiers ?

Loule – Ça suffit pas ! La France, il faut l’aimer.

Yaya – L’aimer ? Et c’est toi qui délivres les permis ?

Monsieur Blanc (à Loule) – À trop l’aimer, vous voyez ce qu’il advient.

Loule – Tu nous dis que tu l’aimes, mais qui nous dit qu’au fond de toi, tu ne lui en veux pas à mort ?

Yaya – Pense ce que tu veux. Je n’ai jamais cessé de l’aimer.

Loule – Tu peux le prouver ?


Un temps.


Monsieur Blanc – Elle est idiote votre question, Loule.

Zé – C’est vrai qu’elle est conne, ta question.

Loule – Et, c’est sorti tout seul… Merde !

Yaya – Un père F.L.N. arrêté par les paras et qu’on n’a jamais revu. Un oncle harki massacré sur le quai d’un embarquement qu’on lui refusait…

Zé – Harki ?

Yaya – Oui, mon oncle. Au moment de larguer les amarres, le capitaine du bateau a reçu l’ordre de débarquer les Harkis qui étaient à son bord : il s’est fait assassiner sous le regard des vrais soldats français accrochés aux rambardes !

Zé – Putain Yaya, je savais pour ton père F.L.N., mais un oncle harki… La purée tu cumules.

Yaya – Oui, je cumule. Et en plus, quand on me conteste le droit de l’aimer, ce pays où je suis né, tu vois, j’accumule ! Parce qu’avec tout ça, hein Loule ? On pourrait le penser, avec tout ça, que je lui en veux à mort à la France. On pourrait le croire que je la hais, et que je vais finir par vouloir tout faire péter ! Oui, et on aurait raison de le penser. Mais tu vois, on aurait aussi raison de se dire : ma parole, franchement, on exagère avec ce type, on le fait exprès. On le cherche bon sang, le désamour ! Pourquoi on s’acharne sur ce bougre ? Pourquoi à la fin, on ne le reconnaît pas comme un des nôtres, on ne le recueille pas dans notre creuset ? Au nom de la tragédie de la guerre, de notre histoire commune, pour les larmes et le sang, pour les souffrances, pourquoi il n’aurait pas sa place, lui, ici avec nous, au sein de notre peuple ! Hein, Loule ? Pourquoi tant de défiance envers l’Arabe ? Tu peux me le dire ?


Un temps.


Zé – Pourquoi tu m’en as jamais parlé de ton oncle ?

Yaya – Et si je t’en ai parlé : Lakdhar !

Zé – Tu m’as jamais dit qu’il était harki.

Yaya – C’est ma mère… elle préférait pas qu’on le dise.

Zé – C’est dommage !

Yaya – Tu le sais Zé, pour certains, les Harkis c’est des traîtres. Pourtant c’est lui qui, un mois avant de se faire trucider, a réussi à la faire traverser clandestinement, avec la complicité d’un officier français qu’il connaissait… Un qui désobéissait aux ordres. Elle allait accoucher, elle était seule… Depuis qu’elle m’a raconté cette histoire, c’est drôle, tu vois, j’ai beaucoup de sympathie pour les désobéissants.

Zé – Oh putain Yaya, veuve d’un F.L.N., sauvée par son harki de frère… Putain, avec ça, tu pourrais écrire un roman ! ’tant tu deviens le nouveau Camus.

Yaya (sur le ton de la confidence) – Ne le dis pas en rigolant, j’en connais un qui en a fait une pièce de théâtre.


Un temps.


Yaya – Mais Zé, pour mon oncle harki, ne me dis pas que je suis remonté dans ton estime ?

Zé – Non.

Yaya – Ouf, j’ai eu peur ! Parce qu’il n’y a ni bons, ni mauvais Arabes, tu le sais ça, hein ?

Zé – Je sais Yaya, y a qu’des terroristes !

Monsieur Blanc – La France a une très lourde dette envers votre oncle.

Yaya – Et envers mon père ?


Monsieur Blanc ne répond pas.


Yaya – Vous savez, mon oncle, il est mort depuis belle lurette, il ne viendra plus rien réclamer.

Loule – Pourquoi tu ne milites pas à sa réhabilitation ? Pour qu’on lui rende justice ?

Yaya – Si la justice devait s’en mêler, il faudrait faire condamner le gouvernement français depuis quarante ans. Réhabiliter les Harkis, c’est avouer que la France a été lâche… Tu y crois toi ?

Loule – On a bien reconnu notre responsabilité pour les Juifs…

Monsieur Blanc – Si ça peut avoir une valeur pour vous, Yaya, au nom de la mémoire de mon père, pour votre oncle, pour votre père (il enlève son chapeau et lui tend la main) : je vous demande pardon.


Un temps.


Yaya (il s’avance et lui serre la main) – Merci Monsieur Blanc, mais laissez-le tranquille, votre père, il a assez donné va.


9

Loule (avec insistance) – Alors, pourquoi tu nous bassines avec l’Algérie, si ton pays c’est vraiment la France ?

Yaya – Qu’est-ce qu’on voit quand on me regarde, Loule ? Tu crois que je peux renier mes origines ?… Tu vois, il y a trois semaines, j’ai perdu mes papiers. Je me suis pointé à la mairie pour les faire renouveler. À l’accueil, la bonne femme m’a demandé ma carte d’identité. Je lui ai dit, Madame c’est justement pour ça que je suis là, parce que je l’ai perdue ! Alors, je lui ai montré mon acte de naissance et quand elle a vu que mes parents étaient nés en Algérie, elle m’a annoncé, avec solennité, que les temps avaient changé, qu’il ne suffisait plus d’être né en France pour prouver que j’étais français, qu’il fallait dorénavant que je prouve que mes parents, aussi, étaient français. Très bien Madame, je lui ai dit, regardez : ils sont nés à une date où l’Algérie c’était encore la France ! Ils sont nés en France, donc ils sont français. Elle me regardait avec des yeux… Madame, mes parents sont nés avant que l’Algérie soit devenue l’Algérie, c’était encore la France, ils sont nés en Algérie, mais c’était encore la France. (à Loule) Vous pouvez le prouver ? qu’elle m’a dit ! L’Algérie avant, c’était la France, tout le monde le sait. Je sais Monsieur, mais alors prouvez-moi qu’ils sont nés en France ?… Oui, mais ça je ne peux pas, je lui ai dit, ils n’ont jamais eu de papiers !… Voilà. Et maintenant, tu vois Loule, je suis dans de beaux draps. Et ça, je peux le prouver ! Et si un jour ou l’autre je me fais contrôler, peut-être qu’ils m’envoient là-bas, qui sait ?… J’aurais l’air fin.

Zé – Et moi alors : Juif par ma mère, d’origine espagnole, né en Algérie, je risque pas d’être emmerdé moi aussi ?

Yaya – Putain Zé, toi aussi tu cumules ! J’espère que tu les as les papelards, sinon c’est « charter » et retour au bercail…

Zé – Oh Putain Yaya, parle pas de malheur, j’aurais l’air fin moi aussi en Algérie…

Loule – T’es Juif toi ?

Monsieur Blanc – Loule !

Loule – Quoi Loule ? Loule, il vous dit merde ! J’ai l’impression que Loule, c’est le couillon qui a pas eu la chance d’être immigré, rapatrié ou avec un parent martyr des guerres. C’est vrai non ?… Mais vous oubliez un peu vite que Loule, c’est le couillon qui vous reçoit ici, chez lui ! (tapant du pied).

Yaya et Zé – Chez lui ?

Loule – Oui, chez lui. Le couillon, il sait plus où il habite, vous m’entendez ! Il essaye de faire bonne figure, se distinguer un peu, montrer qu’il existe… Qu’on est encore en Provence, quoi ! Alors, il fait le singe aux terrasses des cafés. Il parle fort. Au lieu de jouer vraiment aux boules, il fait le zouave sur les terrains, fait des grands gestes. Le Pastis, il le boit plus que de raison ! Mais en réalité, il sait plus de quoi il est fait, si sa culture, sa langue, son accent, c’est des trucs de la télé ou des choses qu’il tient de ses ancêtres. Alors, il se fait la Trilogie en boucle : il « pagnolise» ! Au pire, il fait le Tartarin, le bouffon…

Monsieur Blanc – Mais personne ne vous y oblige Loule.

Loule – Encore heureux… Monsieur Brun ! Mais vous voyez quand il n’a plus envie de jouer la comédie, quand il en a assez de faire rire, il sait plus quoi dire. Alors il se tait, il se sent bizarre, décalé. Il se demande à quoi il joue à la fin, jusqu’où il va aller avec toutes ces conneries. Il sait plus s’il doit être accueillant ou franchement hostile, devant l’envahisseur. On se met à le regarder d’un drôle d’œil, s’il se rebelle, on le taxe de raciste, de type fermé aux autres. Alors il rase les murs, il s’enferme, s’isole… Et petit à petit, il s’anéantit vous voyez… Il crève à petit feu ! Il devient une sorte de santon, momifié.

Monsieur Blanc – Que votre destin soit touché par l’histoire des autres, c’est normal Loule ! La Provence a toujours été une terre de mélange, une terre d’accueil…

Loule – Alors ça, vous voyez, c’est toujours le raisonnement de celui qui débarque.

Yaya – Et tu en fais quoi de ces Arabes, ces Pieds-Noirs… Et de ces Parisiens ?

Loule – Mais si ça me plaît, à moi, de croire encore et toujours à mon pays éternel ; de ne jamais cesser d’y penser, comme Zé à son Algérie ; continuer à le voir avec mes yeux d’enfants, à mes collines qui sont devenues aujourd’hui de grands lotissements… Et y revoir mon père, qui m’amenait à la chasse… Aux grives qu’il tuait : « Quatre, minot, pas plus, il faut qu’il en reste aux autres ! » Et oui, il était communiste. Penser à ce petit peuple qui se parlait, prenait le frais le soir devant la porte, s’interpellait dans sa langue, se connaissait depuis l’an pèbre9

Zé – Mais avec qui tu jouerais aux boules, si on n’était pas là ?

Loule – Mais c’est pas contre vous… Pas vous !

Yaya – Mais nous, Loule, c’est pareil : nous, c’est les autres !

Loule – Non !

Monsieur Blanc – L’Empire s’est rétréci Loule, il est devenu un petit caillou, une feuille, une coquille, il ne peut plus lutter : il doit rendre les armes !

Loule – Non !

Zé – Ta terre natale, Loule, si tu la cherches un peu, tu peux encore la trouver, non ? Tu crois que je peux en dire autant ? Moi, ma terre, c’est devenu un sanctuaire pour les morts, qu’on a laissés là-bas. Et puis entre nous ton accent, il est comme le nôtre celui des Pieds-Noirs, il est voué à disparaître… À la mort.

Loule – Non !

Yaya – Oui Loule, tu as raison ! Tu devrais te condamner pour toujours à l’amertume, face à ces nouveaux arrivants, devant ces peuples de déracinés, ces cohortes de gens en rupture d’identité… Ou encore ces Européens friqués en recherche de paradis ensoleillé : ceux qui veulent faire de ton pays un vaste musée aux senteurs de lavande, un bronze-cul, un barbecue géant !

Loule – Non !

Zé – Oui, tu devrais pleurer encore longtemps sur ton sort, devenir bien méchant, claquemuré dans ta tour, vomir la terre entière ! Tu devrais essayer, aller jusqu’au bout, te noircir l’esprit, t’avilir de haine…

Loule – Non !

Yaya – Oui Loule ! Afin qu’un jour peut-être, tu disjonctes ! Et que tu réalises, dans un éclair de lumière, pensant à tes aïeux, à ceux qui t’ont fait, qui t’ont traversé… Pour qu’un jour tu te lèves, tu te retrousses les manches et tu nous dises enfin…


Loule se bouche les oreilles et regarde le sol.


Yaya (Refaisant Loule) – Regardez-moi ! regardez-moi bien : c’est moi le Provençal, le Méridional, l’Occitan ! Dans mes veines coule la Méditerranée, le sang de mes ancêtres… Mon pays a une histoire noble, profonde et belle, une histoire de résistance contre les tyrannies, et il a toujours survécu !


Un temps. Yaya regarde Loule qui n’a pas bougé. Il se fait plus persuasif.


Oui survécu ! Parce que tous les migrants et aussi les conquérants, y compris les Barons du Nord et aujourd’hui les promoteurs et les bétonneurs du monde entier… Tous ceux-là sont devenus des gens d’ici, malgré eux : les habitants d’une terre de paix, où la fraternité domine, où la douceur, l’élégance, l’amour l’ont toujours emporté sur le criard, le vulgaire, le violent.


Tous regardent Loule. Un temps.


Loule (relevant la tête et se débouchant peu à peu les oreilles) – Ça y est, vous avez fini ?


Loule se lève, ramasse ses boules et s’apprête à reprendre la partie.


10

Monsieur Blanc (à Yaya) – Il n’a pas l’air convaincu.

Yaya – Il a rien écouté.

Zé (ramassant ses boules) – Oui mais tu as bien parlé Yaya. Tu vois, heureusement qu’on vous a un peu appris à vous…

Yaya (ramassant ses boules) – Si vous l’aviez eue plus, cette volonté qu’on apprenne, peut-être que vous auriez pu rester là-bas… Tu le croirais toi, ça, hein ? L’Algérie, un subtil mélange de Musulmans, de Chrétiens et de Juifs qui vivraient en paix, d’égal à égal : la plus belle et la plus grande des régions françaises, de l’Union européenne ! Ça serait pas beau ça ?

Zé (ému) – Ah ouais ça, ça aurait de la gueule.

Monsieur Blanc – Et si cette région elle existait déjà ? Si l’expérience d’Algérie, commencée en 1830, avait toutes les chances de réussir ici, en Provence, au xxie siècle. Comme une greffe qui aurait pris de ce côté-ci de la Méditerranée ?… Qu’est-ce que vous en pensez ? (tous le regardent pantois) Et vous, Loule, qu’est-ce que vous en dites ?

Loule – Quoi ? Moi ?… Qu’est-ce que j’en dis de quoi ?


Un temps.


Zé – T’en dis que c’est à toi de jouer, non ? Parce qu’avec lui (montrant Monsieur Blanc), les conversations, on n’a pas fini.

Loule – À moi de jouer ? Vous faites caguer tous les deux ! c’est quoi le score ?

Zé – T’as la mémoire courte !


Loule lance le bouchon et invite Monsieur Blanc à jouer. La partie continue et va donner lieu à un certain nombre d’improvisations dans les déplacements et les répliques.


Yaya (à Monsieur Blanc qui s’apprête à jouer) – Alors comme ça, vous venez d’arriver dans la région ?

Monsieur Blanc – Oui, c’est un beau pays…

Zé – C’est pas donné, hein ?

Monsieur Blanc – Ah, il faut ce qu’il faut…

Loule – Oh, Monsieur Blanc, je vous préviens : maintenant, on parle le muet !

Monsieur Blanc – Monsieur Brun ! Moi, c’est Monsieur Brun.

Loule – Ah, c’est bien! Vous apprenez vite.


Monsieur Blanc joue et met un très mauvais point.


Loule – Enfin presque…

Zé – Alors, on n’est pas bien tanqués ici, Monsieur Brun ?

Yaya (montrant Loule) – Zé, tu crois qu’on a encore une chance de le désintégrer ?

Zé – Le désintégrer ? Lui ? Il va falloir se lever tôt. Ça dépendra de l’autre, là, le faiseur de nàri… notre seul secours.

Monsieur Blanc – Faiseur de nari

Yaya (avec accent) – Nàri !

Monsieur Blanc (jouant et mettant encore un très mauvais point) – Vous allez m’expliquer, oui ou non ?

Zé – Pas la peine Monsieur Blanc. En matière de nàri, vous êtes champion du monde !


Monsieur Blanc ne comprend toujours pas.


Loule – Putain de la Bonne Mère ! Vous le croyez ça ? Tomber sur le plus « bras cassé » des immigrés…


On joue, jusqu’à la fin de la « mène » 10.


Yaya – Vous verrez, ça viendra Monsieur Blanc ! Le geste et tout… À force… Hein, Loule ? Avec le temps. Tout vient avec le temps. Y a pas de raison !


Noir



Introduction to Les Pieds Tanqués