Interview with Philippe Chuyen, author of Les Pieds Tanqués


The interview was conducted by Dr Fiona Barclay (University of Stirling) in August 2022.


FB : Pourquoi avez-vous choisi d'écrire une pièce de théâtre sur les mémoires de la guerre d’Algérie ?

PC : Je n’ai aucun lien personnel à cette histoire, c’est ce qui m’a permis je pense de traiter chaque mémoire avec impartialité et de ne pas privilégier l’une par rapport à l’autre. J’ai choisi de m’intéresser à ce sujet en 2010 en prévision du 50e anniversaire de l’indépendance de l’Algérie qui se profilait en 2012. C’était donc pour moi dans un premier temps une opportunité car je me disais que traiter ce sujet, à ce moment-là, serait porteur pour les tournées d’un spectacle à venir. Et puis quand j’ai commencé à me documenter, je me suis dit « Ah oui … mais c’est énorme ! ». Je connaissais mal cette histoire (en France, on l’enseigne peu en détail). Et rapidement, je me suis dit qu’il fallait mettre en résonnance ce pan de l’histoire de France avec les problématiques que rencontre le pays aujourd’hui en termes d’intégration, de communautarisme, de racisme, mais aussi rendre hommage à ceux qui ont souvent été oublié et caricaturé comme les rapatriés, ou encore les militaires victimes de soubresaut de la fin de l’empire colonial, de la politique et de la guerre.

FB : Vous parlez de ce qui se passe 'quand les mémoires s'entrechoquent...'. Y a-t-il quelque chose propre au théâtre qui vous permet d'explorer ces idées qui n'est pas offert par d'autres genres et médias ?

PC : Il y a quelque chose de direct au théâtre, lorsque le travail est correctement fait, qui passe sans filtre du comédien au spectateur. Un personnage de théâtre peut, à travers ses émotions et son vécu, faire passer une idée, un inconscient collectif, un courant de pensée. Sans qu’il soit obligé de passer par de grandes explications théoriques ou scientifiques le théâtre peut formuler des choses universelles. De plus, de la confrontation des personnages naît des relations qui sont autant de petits mondes que l’auteur ne maîtrise pas toujours une fois que cela passe par le travail au plateau, et qui multiplient la richesse de l’art dramatique.

FB : Pourquoi avez-vous choisi un terrain de boules comme toile de fond ? Pour vous, la pétanque représente quoi ?

PC : Ça c’est une idée vraiment très personnelle, j’ai joué aux boules étant plus jeune et j’ai toujours été fasciné par les personnages qui gravitaient autour ou sur les terrains, joueurs ou spectateurs. Moins à l’heure actuelle que lorsque j’étais plus jeune (car les temps et les gens ont changé), mais le jeu de pétanque a toujours été pour moi une sorte de théâtre avec ses codes, ses acteurs, ses tragédies. C’est un jeu où l’on est en représentation, d’où cette idée pour moi de réaliser, un jour ou l’autre, une pièce qui se passerait pendant une partie de pétanque. J’avais donc déjà la forme, et la guerre d’Algérie m’a offert le fond. L’intéressant là-dedans c’est que venaient se télescoper le cocasse d’une situation (dû à l’inconscient pagnolesque) et le tragique d’une histoire douloureuse. De plus, la symbolique du territoire (un carré de 12m par 5m qui est le terrain du jeu) s’est avéré pertinent pour parler de l’appartenance à un lieu, du déracinement, de l’enracinement, du vivre ensemble, un territoire comme une République en miniature.

FB : Par quel processus avez-vous conçu et créé les personnages ? Qu'est-ce que vous avez voulu représenter à travers chacun ?

PC : Le processus est aléatoire. Les personnages de ma pièce se sont construits au fur et à mesure (il n’y avait pas de plan vraiment préconçu) au gré des livres que je lisais, des films que je visionnais et des personnes que je connaissais ou rencontrais… par exemple les associations de rapatriés que j’ai un peu fréquentées, ou des histoires familiales qu’ont pu me raconter des amis…, la question de l’identité provençale était importante aussi pour moi. C’est compliqué à expliquer et ce serait long pour chaque personnage de les décortiquer. Un personnage est un peu comme un puzzle que l’on élabore petit à petit, ensuite les comédiens y mette de leur chair pour incarner des mots qui sont parfois un peu théorique dans la tête de l’auteur. Il fallait cependant que mes personnages soient suffisamment représentatifs d’un groupe social, mais qu’ils aient aussi leur vécu propre afin de les rendre crédibles. De plus, ils alternent sur deux plans : celui de leur mémoire transmise par leur histoire familiale, et celui de leur vécu personnel d’homme de 1995 date à laquelle la pièce se passe.

FB : Comment la pièce a-t-elle été reçue ? Est-ce qu'elle plaît plus à certains groupes qu'à d’autres ?

PC : La pièce a immédiatement reçu un excellent accueil. C’était contre toute attente car je n’arrivais pas à imaginer comment le public allait réagir, j’appréhendais... Mais le rire issu de la situation a permis de faire pénétrer les gens dans des choses qu’on a du mal à évoquer en France du fait de certaines mémoires sont toujours à vifs. Nous n’avons eu que très rarement de réactions hostiles ou négatives. La pièce est impartiale je crois, les gens le ressentent… chaque mémoire est évoquée sans mépris, ni volonté de nuire, ni recherche de culpabilité, enfin je crois… C’est aussi une pièce sur le pardon, pour notre culture judéo-chrétienne je pense que c’est important, ça aussi ça rend les choses entendables.

FB : La fin de la pièce regrette 'l'occasion manquée' d'une entente sociale qui aurait pu exister en Algérie coloniale, et laisse entendre la possibilité d'une telle harmonie intercommunautaire en France aujourd'hui. Pour vous, c'est une vision utopique ou bien vous voyez cette possibilité dans le tissu social français ?

PC : Oui il a existé une certaine entente en Algérie entre des populations très différentes mais tout cela effectivement se passait sous une administration coloniale. Pour que ça évolue il aurait fallu changer le système de fond en comble, la hiérarchie des valeurs. C’est je pense ce qu’ont dû rêver beaucoup d’intellectuels de l’époque comme Camus, par exemple, pour tenter d’opérer la fusion des deux pays sur un pied d’égalité. Sur la fin de la pièce, au moment où j’écrivais je me disais sur cette question que j’y allais un peu fort quand même... mais bon, cette pièce est une fiction, il ne faut pas l’oublier, donc on peut y aller à fond, comme rêver comme Yaya, que l’Algérie fasse partie de l’Union Européenne... Bien entendu, c’est totalement utopique, encore plus aujourd’hui je crois. L’entente sur ces questions d’identités est très compliquée, mais il faut, je pense, que la fraternité reste une perspective, un but. Elle n’est jamais atteinte, on le sait bien, personne n’est dupe… y compris dans la France et l’Europe du vingt-et-unième siècle, et je crois qu’en tant que Britannique vous le savez très bien… La fraternité gagne cependant quelques batailles, elle en perd d’autres. Le théâtre ne change pas le monde, il a son rôle à jouer dans la persistance des valeurs humaines.



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