Interviewé anonyme 2
Retranscription
Enquête orale
Exposition Pieds noirs ici, la tête ailleurs
Date : 9 Juin 2011
Enquêteur : Alexandre Delarge
Retranscription fait par Elsa
AD : Est ce que vous pourriez, pour démarrer, me raconter l’histoire de votre famille ? Et pas seulement la votre, vos ascendants aussi. ANON : Alors les ascendants. Pour ce qui est de mon père, son père lui, donc mon grand-père paternel, venait de Valencia, d’Espagne. Et bon, comment s’est fait le parcours pour atterrir en Algérie, je ne sais pas, je sais que mes grands-parents et mon père sont nés, eux, à Relizane, en Algérie, qui est je crois… AD :Vos deux parents, donc ? ANON :Mes deux parents… Non, parce que mon père est né à Relizane et ma mère, elle, elle est issue d’une famille de nomades, en fait, qu’on appelait les gitans… AD :Mais, une gitane d’origine espagnole aussi ? ANON :Oui, ils s’appelaient Cortes, Sebastian, c’est… et caetera, et caetera, quoi. Donc voilà, et… donc mes parents, ma mère elle, très croyante comme la plupart des gitans en fait… AD :Et des Espagnols de surcroît. ANON :Et des Espagnols en plus, bon, était très croyante, de même que ma grand-mère, a failli être bonne sœur, en fait, et c’est mon père qui a été le péché avant qu’elle ne prononce ses vœux (il rit), donc pour la petite histoire, et voilà quoi, ils se sont donc mariés, ils ont eu cinq enfants, cinq enfants dont je suis le cadet, et… bon après, y a eu tout le vécu que j’ai eu personnellement en fait avec mes parents à Oran. On était à Oran, dans un petit quartier qui s’appelait Victor Hugo, et mon père avait en location une petite maison avec un bout de terrain qu’il cultivait. Donc il faisait des fèves, des petits pois, des haricots verts, des… enfin un peu de tout… AD :Mais il était cultivateur, c'était son métier ? ANON :Pas du tout ! pas du tout, non, non ! Lui était forgeron et travaillait à la mairie en tant que fonctionnaire, à la mairie d’Oran, donc aux ateliers d’Oran. AD :Et votre mère, elle faisait quoi ? ANON :Femme au foyer, comme ça se faisait à l'époque, pour la plupart des femmes, puisque très peu de femmes travaillaient… très peu. Enfin, de mémoire, de mémoire. Et donc nous on était donc dans ce quartier jusqu’à ce que ça explose plus ou moins au niveau politique, au niveau évènements, et après on est repartis pour terminer dans un HLM, dans un quartier entre guillemets européen, quoi. AD :Parce que le quartier Victor Hugo c'était pas un quartier entre guillemets européen ? ANON :Pas du tout parce qu’il y avait un mélange, en fait, y avait un mélange… ben y avait des Algériens, y avait des Espagnols, y avait des… c'était un joyeux mélange, quoi ! AD :Et alors quand vous dites que vous avez quitté le quartier lors des évènements, c’est à quel moment ? ANON :Alors je crois que… on est partis en 1962, et je pense que je devais avoir sept, huit ans, ouais. Sept, huit ans. Parce qu’en fait, le front avançait plus vers la ville en fait, et on était plus ou moins partis vers le centre, pas tout à fait le centre, mais c'était la petite banlieue d’Oran, quoi. AD :C'est-à-dire, Victor Hugo c'était la banlieue ? ANON :Oh oui, c'était un petit village, oui ! AD :Et le nouveau quartier s’appelait comment, alors ? ANON :Delmontes ! C'était Delmontes. AD :Et donc ça c'était en centre ville, alors ? ANON :Quasiment. On était à proximité. A proximité du centre. Moi y a quelque chose qui me… c’est toujours pareil, hein, de toute façon, j’avais douze ans quand on est partis, donc… c’est plus avec un regard d’enfant, en fait, mes souvenirs sont plus avec un regard d’enfant et avec une pensée de gamin, bon. Qui a compris beaucoup de choses après, mais disons qu’à l'époque, je me souviens, lorsqu’on était à Victor Hugo, euh… on avait des tablées, enfin mes parents avaient des tablées, parce qu’ils avaient des lapins, des poules, des tas de choses comme ça, et on était vingt-cinq, trente à table le samedi et le dimanche, et alors bon, c'était aussi très éclectique, quoi, y avait pas que des Européens ! AD :A table le dimanche, vous voulez dire ? ANON :Oui, à table. C'est-à-dire qu’il y avait autant d’Arabes, de Juifs, parce que bon y avait une communauté juive… d’Espagnols que de pieds noirs, en fait, tout était mélangé… Bon, maintenant, j’étais petit donc je comprenais pas tout, est ce qu’ils faisaient partie de la même cellule, est ce qu’ils avaient les mêmes opinions politiques… probablement ! Encore que, encore que ! On n’en sait rien du tout, personnellement j’en sais rien. Mais ceci dit, c'était quand même des… des réunions qui moi, plus tard et en l’occurrence maintenant, m’ont apporté énormément de choses sur le plan… sur le plan humain, parce que bon, c'est vrai que bon… lorsqu’on est enfant on est imprégné par ce qui se passe autour et par l’environnement, et c'est vrai que cet humanisme ressortait en fait lors de ces réunions. Et je pense que j’ai appris beaucoup de choses sur les hommes, entre guillemets. Oui, je pense. Et ça c’est ce qui m’a marqué le plus, c’est ce qui m’a marqué beaucoup plus que… en Algérie, du moins. C'est-à-dire que je n’ai pas de regrets, je n’ai pas eu d’envies, j’ai rien eu… enfin, j’étais petit, enfin j’étais jeune, mais ça, ça ça m’a marqué. AD :Vous aviez tout de même douze ans quand vous avez quitté ! ANON :Oui, douze ans, oui, bon après en vieillissant effectivement y a eu des souvenirs de plus en plus, qui s’affinent de plus en plus, et ça bon, je pense que c’est l’âge qui fait qu’on régresse (il rit), on bascule vers l’enfance ! Et à partir de là, effectivement, j’ai eu des souvenirs, mais ce sont des souvenirs où, je vous dis, je répète, je n’ai aucun regret ! Je n’ai aucun regret. Il y a quelque chose de très clair. Ça fait partie d’une partie de ma vie, mais sans plus ! Une partie de ma vie dans laquelle je n’ai eu… ben, aucun souci, aucun problème, sinon ceux de l’enfance, et la découverte de tas de choses que l’on peut découvrir entre zéro et douze ans, quoi, c’est tout. AD :Donc pas de nostalgérie, comme on dit ? ANON :Exactement, exactement ! Aucune nostalgie. Aucune nostalgie. AD :Dites moi, je voudrais juste revenir sur la famille de votre mère, elle arrive en Algérie pourquoi, vous savez ? ANON :Je n’en sais absolument rien ! AD :Et du côté de votre… ANON :Je ne sais pas, je sais que ma mère, son père est né en Algérie, oui… son père… c'était de l’alpha. AD :L’alpha, c’est la plante ? ANON :Oui, absolument ! AD :Comme l’oméga… ANON :C’est l’alpha. AD :Marrant. Et donc on en faisait quoi ? ANON :De l’alpha, ben… AD :Du tressage ? ANON :Oui, du tressage ! Des trucs comme ça… AD :Comme l’osier, quoi ? ANON :Oui, tout à fait. AD :C'était l’équivalent de l’osier dans votre pays, quoi ? ANON :Han han. AD :Spécialité… ANON :Oui, c'était là bas, oui, ça se passait là bas. Mais bon, quant à… je n’ai pas fait de recherches, enfin c’est… c’est dommage parce que ma sœur, elle avait fait des recherches. Elle avait fait des recherches, euh… elle était montée jusqu’en 1850 je crois, des deux côtés la famille vient d’Espagne en fait. AD :Mais donc très anciennement, puisque 1850, ils étaient déjà en Algérie ? ANON :Euh… Non, non, ils étaient toujours à valence, et c’est bien après que ça s’est produit. AD :Oui, c’est beaucoup plus compliqué les gitans. ANON :Voilà, c’est beaucoup plus compliqué parce que de toute façon je ne pense pas qu’il y avait d’état civil, enfin, sauf quand on a essayé de les sédentariser justement… En particulier, en l’occurrence en Algérie, quoi, parce qu’on a voulu les sédentariser. Ben de la même façon qu’on a voulu sédentariser les Touaregs, et qu’ils veulent absolument les sédentariser parce que ça leur plaît pas d’avoir des nomades, même à l’heure actuelle, ça plaît à aucun état, à aucun gouvernement de toute façon (il rit). Bon. On en a eu des preuves après. AD :Et du côté de votre père, vous avez une idée de la raison pour laquelle ils ont émigré ? Donc votre arrière-grand-père, c’est ça ? ANON :Ouais. Alors ça dans le temps j’arrive pas du tout à le situer, j’arrive pas du tout à le situer, mais… alors est ce que c’est, ça doit approcher… non, même pas, ça approche pas 1936, c’est pas 1936, c’est pas l’avènement de Franco, c’est rien de tout ça… AD :Non, puisque votre père est né en Algérie ! ANON :Je ne sais pas alors ! AD :Votre père… ANON :Moi je pense, hein, pour moi, moi je pense que ce sont des gens qui au départ ont essayé de profiter, en fait, d’un événement, et d’un truc qui se développait, l’Algérie en occurrence. Parce qu’il y a eu les Français, les premiers qui étaient là bas, et ils ont dû entendre parler, certainement, certainement que l’agriculture était prospère et qu’ils pouvaient cultiver tout ce qu’ils voulaient et caetera, et caetera, sur le… sur les terres d’Algérie ! Donc je pense que ça a été, au départ moi pour moi, ça a plutôt été des opportunistes. Qui ont voulu immigrer, je veux dire, et pourquoi pas. Mais bon, c’est pas un reproche (il rit), je fais pas de reproches. AD :C’est la majorité, je pense… ANON :Je pense que c’est ça, alors était ce à cause, je sais pas, parce que je ne sais pas quel était l’état financier et économique à l'époque de l’Espagne, ils devaient être certainement aussi pauvres, enfin du moins il a dû y avoir des basses classes qui ont voulu profiter, je sais pas, ou alors peut-être que j’ai des arrière-grands-parents qui étaient poursuivis par la justice et qui étaient des… des grands délinquants… ou des meurtriers, j’en sais absolument rien (il rit) ! AD :D'accord. Donc on va passer à la suite, est ce que vous pouvez me parler de votre vie quotidienne en Algérie, comment ça se passait, qu’est ce que vous avez comme souvenirs, donc jusqu’à douze ans c'était plutôt autour de l’école, euh… c'était l’école, la vie familiale, vous avez déjà commencé à en parler ! ANON :Ouais, ouais, tout à fait, non, non, mais c'était l’école, c'était l’école publique comme on la connaissait à l'époque, avec des maîtres, des instituteurs européens d’ailleurs, pour la plupart, parce qu’il y avait très peu d’érudits, enfin d’érudits… très peu d’Algériens à l'époque qui avaient accès à l’école et… et qui pouvaient aller au delà de tout ça, donc pour moi tout se passait bien à l’école, j’avais des copains aussi bien Arabes qu’Espagnols, que… non, de mon enfance j’ai rien de particulier, sinon qu’une vie d’enfant tout à fait classique, normale ! AD :Plutôt rurale, alors ? Parce que vous étiez dans un village, c’est ça ? ANON :Ouais non, mais on allait à l’école à Delmontes, quand même… AD :Ah ? Quand vous étiez à Victor Hugo vous alliez à… parce qu’il n’y avait pas d’école ? ANON :Euh, non. Pas sur Victor Hugo, non, non, à Victor Hugo… en face de chez nous je me souviens, y avait une espèce de raffinerie qui appartenait à Shell ou je sais pas trop quoi… Mais non, non, mon enfance, elle s’est passée de façon traditionnelle, sans heurts, sans problèmes, sinon les petits soucis d’enfant qu’on peut avoir… La seule chose qui m’ai marqué, c’est effectivement quand on est partis de… de Victor Hugo, c'était dans la journée, parce qu’en fait y avait l’immeuble, l’immeuble on habitait au deuxième étage je crois, oui, deuxième étage, et juste en bas, sur la… la fenêtre de la cuisine était là, et juste en bas à droite il y avait un café, un café qui était tenu par un pied noir, et puis ça, ça m’a marqué jusqu’à aujourd’hui encore, parce que j’y pense des fois, pas des fois, tout le temps. Un type, un Algérien qui est arrivé, qui livrait de la bière, tous types de boisson pour le café, en fait, et caetera, et puis j’étais à la fenêtre et puis tout d’un coup j’entends un bruit et pan, le type tombe derrière son camion, il a été abattu on sait pas trop par qui… AD :ça c'était quand, ça ? ANON :J’avais… j’avais dix ans ! J’avais dix, onze ans ! AD :Donc en 1961 ? ANON :Oui… Dix, onze ans, à peu près, à peu près ! Et ça je dois avouer que… bon. AD :Oui, ça marque. ANON :ça marque un enfant, oui, d’ailleurs j’ai été marqué jusqu’à présent, et alors, et compte tenu de ce que j’avais vécu dans mon enfance, lorsque je voyais autant de gens autour d’une table, euh… enfin, bon… les gens partaient, qui que ce soit, qui avec un lapin, une poule… des légumes, des machins, des trucs… Et puis mon père avait un petit… AD :Il était généreux, il donnait, quoi, c’est ça ? ANON :Il a toujours donné, il a… Il a toujours dit, fais tourner tes parts (il rit), on n’était pas dans le style de grands propriétaires terriens, euh… parce que bon, y a beaucoup de gens qui effectivement, lorsque les pieds noirs sont arrivés en France, pensaient que tous les pieds noirs étaient des propriétaires terriens, quoi ! De la même façon que la plupart des gens, dans leur esprit, un Israëlien, de toute façon, a automatiquement de l’argent, quoi, enfin Israëlite, qu’il soit là bas ou qu’il soit en France ou qu’il soit dans le monde entier, de toute façon les gens pensent que ce sont… ils ont tous de l’oseille. C’est fou ! AD :Tous Rothschild ! ANON :Oui, c’est ça, exactement ! Exactement, mais c’est curieux quand même ce que les gens peuvent… enfin peuvent songer, peuvent penser, je comprends pas. Moi personnellement je comprends pas. AD :Et alors ça a eu des incidences ce meurtre, là, cet assassinat ? Je veux dire autour de vous, à part dans votre tête, enfin… ANON :Dans ma tête j’ai regardé ça avec… d’abord j’étais, ouais j’étais pas bien, quoi, j’étais malade, et bizarrement j’en ai parlé à personne. Parce que j’étais le seul à la fenêtre. J’étais le seul à être à la fenêtre parce que vous savez qu’à l'époque, à l'époque et en plus dans cet immeuble là, dans cet immeuble là on était… non, c'était au premier étage. Et en fait, juste en face de chez nous il y avait des gens, une famille, qui est… je vais pas dire le nom, parce qu’il ne faut pas que ça passe… qui était en fait plus ou moins de l’OAS. Et moi j’ai appris, j’avais dix neuf ans, parce que… parce qu’avec mon père on parlait pas de politique, la politique était quelque chose de tabou. Et bon, maintenant je commence à comprendre parce qu’effectivement, je pense que dans les territoires d’outre mer il doit être difficile de… de parler de politique alors qu’on est de l’autre côté, quoi, de l’opinion générale quoi, en fait. Parce que mon père lui était communiste stalinien, on a eu beaucoup de bagarres d’ailleurs (il rit) quand on a commencé à parler de politique, bon, j’étais pas d'accord avec le stalinisme bien entendu. Et puis… donc j’ai appris à cette époque là qu’il était communiste et stalinien, et puis on était juste en face de gens qui étaient de l’OAS, quoi. Et plus tard, après, je me suis dit, quand il m’a raconté tout ça, parce qu’il m’a raconté après l’histoire, on a pu commencer à en discuter, et… il m’a dit, on aurait pu sauter à n’importe quel moment, quoi, heureusement qu’il y avait des gens de l’OAS en face, parce que… ça aurait été une catastrophe ! AD :Heureusement qu’il y avait des gens de l’OAS en face ? ANON :Oui ! AD :Qui protégeaient… dans un sens, par leur présence ? ANON :Ben oui ! Ils pouvaient pas plastiquer la maison d’à côté, parce que de toute façon ils auraient sauté en même temps ! Et je présume que tout ce qu’ils avaient… AD :Parce que votre père on savait qu’il était communiste ? ça se savait, je suppose ? ANON :ça se savait, parce que j’ai appris bien plus tard, après, oui quand on avait discuté, je devais avoir vingt deux ans, que la ville d’Oran en fait avait été la première ville communiste via les élections, en fait. Je savais pas. Je savais pas, et je présume que… je crois que c'était 1958, hein, je suis pas sûr. Je… AD :Donc avec un maire communiste ? ANON :Oui ! Il me semble hein ! A vérifier l’information, mais je crois que oui. AD :1950, vous dites ? ANON :1958, 1957 ou 1958, quoi. Et donc je pense que tout le monde le savait, parce que… et en plus, lorsqu’il y avait les évènements en Algérie, euh… tout le côté droite, extrême droite tel que l’OAS et caetera nous obligeaient à ouvrir nos fenêtres et puis… à taper sur des casseroles, Algérie française, Algérie française, quoi. Bon. Et puis… AD :C'était quoi cette scène, là, que vous racontez ? ANON :Cette scène là c'était des scènes, lorsqu’on était à Delmontes y avait des espèces de manifestations, quoi, on manifestait pour l’Algérie française, et je présume, c'était à l'époque où de Gaulle était à Alger, où Salan et tous les… tous les généraux ont commencé à faire leur cinéma pour l’Algérie française et caetera, et l’OAS en fait a obligé tous les pieds noirs à ouvrir leurs fenêtres, prendre des casseroles et taper, Algérie française sur les casseroles, quoi. AD :En rythme de… ANON :Autrement, pan, ça… ça pétait quoi, ça sautait. AD :Et donc vous pensez qu’on était obligé de le faire, quoi ? ANON :Ben pour que mon père le fasse… Lui il tapait pas sur les casseroles, il nous laissait taper nous, mais… bon ! La fenêtre était ouverte, ils savaient où on habitait ! Donc… ben ils étaient minoritaires quand même les gens qui étaient pour l’Algérie française, euh, pour l’Algérie… AD :Indépendante ? ANON :Oui, avec une administration française qui gérait ça de très loin, donc y en avait pas beaucoup. AD :Et justement, quand vous dites que vous ne parliez pas politique, vous ne parliez pas politique avec votre père, mais en Algérie, mais c'était la situation algérienne ou c'était le principe de votre père, il avait pas trop envie de parler politique avec vous, quoi, avec sa famille ? ANON :Je pense que c’est le principe, c’est un état d’esprit de mon père, je pense. Je pense, parce que je vous dis, j’ai appris, c’est quand même curieux, il a fallu qu’on vienne à Arcueil, parce qu’à l'époque à Arcueil je faisais du sport au Kosma avec Maurice Pigot en fait et tout ça. Et… c’est en discutant après que j’ai compris, et je lui avais posé la question, et il m’avait dit, oui, de toute façon c’est comme ça, le parti communiste, il m’avait fait tout un speech et tout ça, et moi j’ai dit, ben écoute non ! J’étais pas d'accord du tout avec lui quoi. AD :Ah donc c’est très tardivement que vous parlez politique avec lui ! ANON :Oui ! Je vous dis, j’avis dix neuf, vingt ans ! Alors est ce qu’effectivement c'était lié à ce qu’il avait vécu en Algérie et aux évènements et caetera et caetera, parce que mon père lui ne voulait pas intégrer la France en tant que rapatrié, en fait. Parce qu’il avait cherché à l'époque, pendant deux ans il nous avait laissés là, les cinq enfants, oui, avec notre tante, dans le midi de la France, il nous avait laissés là parce qu’il cherchait, lui, à rester en Algérie. AD :Donc il vous avait rapatriés, entre guillemets… ? ANON :Nous, tout à fait. AD :Vous, la famille ? ANON :Les enfants. AD :D'accord, vous allez me raconter plus en détail après, et donc lui en1962, c’est ça ? ANON :Tout à fait. AD :Et lui est resté pendant encore deux ans, jusqu’en 1964, un truc comme ça ? ANON :Il est resté là bas pendant deux ans. AD :Oui, donc jusqu’en 1964, à peu près ? ANON :Oui voilà, tout à fait. 1964, 1963, parce qu’en fait il a fait plusieurs allers retours parce qu’il voulait absolument, bon, intégrer… intégrer le pays, rester au pays, quoi. Je ne pense pas que ce soit par… comment je pourrais dire ça… par amertume ou par… non, lui il voulait rester là bas parce qu’il pensait qu’il aurait été utile, et ça j’ai compris bien après. Il pensait qu’il aurait pu être utile aux Algériens qui restaient là et qui repartaient vers quelque chose de nouveau, et qu’il aurait pu, lui, euh… peut-être entre guillemets encore une fois éduquer certains Algériens dans ce qu’il savait faire en fait. Forgerie, tout ça, et je pense que c'était son truc. AD :Bon, c’est bien ! ANON :(Il rit) Je ne sais pas si c’est bien, mais en tout cas, euh… une chose certaine, c’est que… des gens comme ça, je parle de mon père et de ma mère, sont des gens certainement, je parle pour moi, bon… qui gagnent à être connus ! Qui gagnent à être connus, parce que… je vous dis, sur le plan humain, bon, c’est quelque chose d’extraordinaire, quoi, ils n’ont jamais pensé réellement à eux, ils n’ont jamais fait quoi que ce soit pour eux, jamais ramé dans ce sens là, ils ont toujours eu une certaine générosité et puis une certaine… bon, une certaine valeur, quoi, des valeurs que peut-être on est en train de hélas perdre. On ne respecte plus son prochain, même à la limite, bon, si on peut aller dans ce sens là, mais c’est vrai, c’est vrai. Moi c’est ce qui me semble. Et voilà. AD :Et votre mère elle vous a suivi en 1962 ? Parce que vous parliez d’être avec une tante ? ANON :Oui, oui, parce qu’on est restés avec une tante pendant un certain temps parce que mon père est parti peut-être deux ou trois fois, deux ou trois fois pour essayer de négocier, mais ma mère le suivait, ma mère voulait pas le laisser tout seul (il rit). AD :Oui, donc en fait, ils habitaient moins en métropole mais ils étaient plutôt… c’est ça ? ANON :Voilà. Moi ce que je pense c’est que bon, ils nous ont mis en sécurité nous les enfants et eux ont essayé de voir s’ils pouvaient s’installer là bas. Et comme il y a eu des problèmes politiques à l'époque, à l'époque c'était pas du tout Bougben qui est arrivé au pouvoir directement c'était Ben Bella, donc à partir de ce moment là, Ben Bella ayant été éduqué par de Gaulle dans les prisons de Fresnes, donc (il rit), donc voilà, ça s’est pas fait. AD :Sa réinsertion, sa greffe ? ANON :Oui (il rit)… Enfin mon père aurait préféré rester là bas, maintenant qu’est ce que ça aurait donné, je sais pas. AD :Et alors vous, vous vous rappelez quand est ce que vous êtes arrivés exactement ? ANON :Alors nous nous sommes arrivés, ben en 1962, en 1962 d’ailleurs on est partis, le bateau est parti, je me souviens du port d’Oran, et le port d’Oran brûlait tout de suite après. Il avait mis le feu au port, je ne sais pas pourquoi d’ailleurs. Mais enfin, c’est toujours pareil, à l'époque c’est assez curieux parce que les évènements ne nous marquaient pas très, très… ne nous marquaient pas beaucoup dans le sens où le jeu politique on comprenait pas, on ne savait pas de quoi il s’agissait. Mais alors moi le premier pied que j’ai mis dans le bateau, je me suis dit, oh putain ça y est je voyage, quoi. Je m’en vais ! je m’en vais, je vais en France ! Parce que la France c'était, bon, comme encore aujourd’hui d’ailleurs, c’est le pays où on a envie d’être. Pourquoi ? Pfft. AD :Enfin oui, mais votre père c'était pas le pays où il avait envie d’être ! Qui est ce qui a envie d’être ? ANON :Moi ! je parle de moi ! Moi je parle de moi. AD :C'était vous, petit vous aviez envie de… ? ANON :Voilà ! AD :Et vous vous rappelez qu’est ce qui a pu, vous étiez petit certes, vous savez ce qui a déclenché votre départ, est ce qu’il y a un moment particulier, c’est quoi, c’est après la signature des accords d’Evian ? ANON :Euh… Oui. Oui, c'était après… ce que craignaient les gens, parce que bon les gens de l’OAS de toute façon ne lâchaient pas le bout, ne lâchaient pas le morceau, malgré les accords ! Malgré les accords ! Et ce que craignaient je pense mes parents, c’est pour ça qu’ils ont voulu partir et nous mettre en sécurité, c’est qu’il y ait encore des affrontements et que les affrontements soient beaucoup plus terribles et que les mecs tirent sur n’importe quoi, n’importe où et n’importe comment. Je pense que c’est ça. Je pense que c’est ça. Et on est partis vraiment, c’est bien simple, l’accord de l’indépendance avait été signé, je crois que c'était au mois de mars. Oui c’est ça. Signés au mois de mars et on est partis d’ici en avril, ou quelque chose comme ça. AD :Ah oui, rapidement ! ANON :Oui, tout de suite après, oui, rapidement. Et alors je pense que bon… ils voulaient nous mettre à l’abri nous les enfants parce qu’après eux ils ont continué, je vous dis, ils voulaient rester là bas. Enfin voilà. AD :D'accord. Vous vous rappelez concrètement votre départ ? Vous étiez, je sais pas, comment ça s’est passé quoi ? Le détail ? ANON :Oh, je ne chantais pas j’ai quitté mon pays, non… pas du tout, non… ou alors qu’est ce qu’elles sont jolies les filles de mon pays, pas du tout non plus. D’abord parce que j’étais jeune, j’étais petit, douze ans, je découvrais hein ! AD :Et les filles… ANON :Oui, on s’en foutait un petit peu (rires) ! Quoique mon premier flirt, mon premier flirt je l’avais eu vers onze ans, mais… non, c'était… franchement, c'était une grand joie ! Alors la grande joie, est ce que c'était la France ou le fait de voyager ? ça c’est le grand mystère dans mon esprit… puis, je vous dis, je vous parle comme si j’avais douze ans, là ! je comprends pas, je sais pas. AD :Et donc toute la famille part, là, à ce moment là, en avril ? ANON :Tout à fait. AD :C'est-à-dire tout le monde part, donc vous étiez avec tout le barda, ou c'était quoi ? ANON :Euh… ben c'était le barda, c'était… oui, c'était assez cocasse, oui (il rit). C'était assez cocasse, ben comme dans toutes les fuites en fait, dans toutes les fuites de ce type où on est quasiment… on a l’impression d’être quasiment pourchassés derrière, et puis bon c'était… oui c'était effectivement des sacs, des machins, des trucs… euh qui partaient dans le bateau… Je sais pas… ça c’est assez curieux, parce que sur ce voyage là, mis à part le fait que j’étais content de partir, heureux de voyager, que finalement le reste, c’est… c’est… pour moi ça s’est passé effectivement tranquille. Par contre je me souviens que dans le bateau y avait énormément de gens qui étaient beaucoup plus fâchés que moi, qui avaient peut-être mon âge actuel, et qui eux, bon, étaient dans des états… dans des états pas possibles ! Parce qu’ils quittaient une grande partie de leur vie, peut-être des biens, peut-être… peut-être de la famille aussi, qui était sur place, qui ont décédé et caetera. Mais le voyage en lui même, non. AD :Et donc vous même, vous étiez chargé ? Même môme, à douze ans ? On vous avait chargé, non ? Vous portiez quelque chose, quoi, un petit sac ou je sais pas quoi ? ANON :Ah non… ah non, je vous dis, j’avais des parents extraordinaires ! AD :Ah bon, ils avaient… ANON :Ah non, non, non ! Nous on partait, nous pour nous c'était pas la fuite, quoi, c'était… AD :Ah oui, donc ils vous ont mis dans cet état d’esprit, aussi. ANON :Complètement. Complètement. Et je pense que mes frères et sœurs pensent aussi la même chose, je leur en ai jamais parlé. Je leur en ai jamais parlé, en fait, parce que bon. Pour moi c'était rien quoi. AD :Et donc vous prenez le bateau, vous arrivez où ? ANON :Alors on arrive à Marseille ! Et alors c’est là que commence (il rit)… AD :Comment ça se passe justement ? ANON :Justement ! ben, je me souviens déjà on arrive à Marseille, parce qu’en fait ma mère avait un frère, un frère qui était agriculteur et qui était installé à Port-de-Bouc, exactement. Un grand port… enfin un grand port, c'était un port. Qui était installé à Port-de-Bouc et qui avait des biens, qui avait des biens donc qui avait des maisons, et caetera… des terrains, une bergerie, machin, et caetera… et qui, bien que, vous savez comment ça se passait dans les familles à une certaine époque, y a toujours des tensions, il était fâché depuis je ne sais combien de temps… Alors ils ont réussi à ce que, bon, ils s’entendent plus ou moins, parce que y avait le frère et deux sœurs en fait à ma mère qui étaient là, qui avaient des biens et qui nous ont hébergé avec mes tantes, ses enfants puis des tas de gens. Ils nous ont hébergé quand même pendant très longtemps jusqu’à ce que mon père trouve du boulot en France. A partir du moment où il a su qu’en Algérie il ne pouvait pas s’installer. AD :Après 1964, alors ? ANON :Ouais ! AD :Donc vous êtes resté au moins deux ans chez votre oncle ? ANON :Oh oui, oui, oui ! parce qu’on est arrivés à Arcueil, à Arcueil la barre de la Vache Noire était terminée… elle venait de se terminer, ça devait être 1963… fin 1963, début 1964. AD :Ah d'accord, parce qu’ensuite c’est directement Arcueil ? ANON :Non, après je vous ai expliqué, parce que mon père a eu quand même des… non, en fait, parce que mon père lui il estimait que de toute façon il ne pouvait pas gagner son salaire sans travailler. Parce que vous savez qu’à l'époque les rapatriés avaient des aides, machin, et caetera, lui n’en voulait pas du tout, il est borné (il rit), il est têtu, mais à son avantage en fait hein, parce que bon, y a très peu de gens qui ont réagi comme ça. Et donc lui, non, il a d’abord prospecté un petit peu partout, il a été à Albi, Toulouse, tout ça, il avait des rendez-vous et caetera. Et puis bon, ça s’est pas fait, et en fait ça s’est fait à l'époque à Arcueil, et c'était Marie-Lucie Dahor qui était maire d’Arcueil, et qui l’avait employé en tant que, bon, dans la commune quoi en fait, et il avait repris plus ou moins son statut de fonctionnaire. Parce que lui ne voulait pas de toute façon toucher de l’argent sans avoir, sans… AD :Parce qu’il était fonctionnaire ? ANON :Oui, bien sûr ! AD :Donc il était déjà fonctionnaire en Algérie ? ANON :Tout à fait ! AD :Donc il n’a pas perdu son statut, sauf qu’il a retrouvé un emploi de fonctionnaire ? ANON :Euh, je crois qu’il a eu du mal à ce que ce soit récupéré en fait, toutes ces années antérieures, je crois qu’il a eu du mal parce qu’il y a eu des problèmes au plan administratif… mais là dessus je ne sais pas, je ne sais pas vraiment. Mais enfin toujours est-il que lui ne voulait pas, ne voulait pas gagner de sous, d’ailleurs il avait refusé je me souviens à l'époque tout ce qui était permis aux rapatriés en fait de toucher. Il n’a jamais voulu toucher cette somme. AD :Mais ça veut dire que pendant presque deux ans vous viviez de quoi ? Votre mère ne travaille pas, votre père ne travaille pas non plus ? ANON :Non. Je pense qu’ils avaient des… AD :Un peu d’économies ? ANON :Un peu d’économies, je pense. Je pense. AD :Puis peut-être votre oncle ne faisait pas payer le loyer… ANON :Je pense, peut-être qu’aussi on avait le loyer gratuit, ça je sais pas, vu que j’ai pas… J’ai pas posé de questions, très honnêtement. AD :Et donc chez votre oncle là, donc vous disiez, j’ai pas bien compris, donc y avait beaucoup de monde accueilli, des tantes, mais qui sont du côté paternel c’est ça ? Parce qu’il y avait les deux tantes maternelles… ANON :Tout à fait, et mon oncle. AD :Qui habitait au même endroit ? ANON :Ah oui, parce qu’ils avaient des maisons assez grandes hein ! AD :Donc ils étaient tous à Port-de-Bouc, autour de la propriété agricole ? ANON :Tout à fait ! Parce qu’en plus, y avait donc la sœur de mon père, qui était là avec ses enfants… AD :Donc des rapatriés aussi ? ANON :Oui. En même temps quasiment. Donc y avait aussi, parce que ma mère avait éduqué une cousine, une cousine qui s’était mariée en Algérie, qui a eu trois enfants, et qui est venue aussi parce que l’oncle, donc le frère de ma mère, a fait preuve de grande générosité et puis a accueilli tout ce monde là. De toute façon, il avait pas mal de choses, on était dans un petit quartier… AD :Donc y avait une tante paternelle, une cousine du côté de votre mère… ANON :Oui, avec ses enfants. AD :La tante aussi, avec ses enfants ? ANON :Tout à fait. AD :Vous… ANON :Tout à fait, et puis y avait aussi la belle famille de ma cousine, de ma cousine qui était là, mais c'était énorme ! Un quartier… heureusement ça piaillait pas comme dans les souks, mais c'était un peu ça (il rit) ! AD :Et donc ils sont restés assez longtemps ? ANON :Ils sont restés assez longtemps et puis après chacun est parti, chacun a trouvé du boulot, des appartements, et caetera, certains ont été à Istres, d’autres à Miramasse, d’autres à Marseille, d’autres sont partis dans le Doux, d’autres en Bretagne, d’autres à Menton… dans toutes ces contrées là. C’est vrai que bon, au niveau de la famille après ça, y a eu une évaporation de la famille… y a des cousins et des petits cousins moi que je ne connais même plus ! Que je ne connais pas du tout. Je ne connais même pas leur existence, de la même façon qu’eux ne savent pas si moi j’ai eu des enfants, si j’ai des petits enfants, et caetera, et caetera. AD :C'est-à-dire qu’il n’y a pas eu de maintien des liens familiaux ? ANON :Ben non… Vous savez, à partir du moment, c’est quand même assez curieux mais à partir du moment où, ben dans une famille y a toujours une personne ou deux qui fédèrent, en fait. A partir du moment où cette personne là ou les deux personnes qui fédéraient décèdent… AD :C’est qui ces personnes qui fédéraient ? Y avait des gens qui fédéraient chez vous ? ANON :Ma mère. AD :C'était votre mère ? ANON :Ma mère, oui, qui fédérait l’ensemble de la famille. AD :Mais de son côté ou des deux côtés ? ANON :Des deux côtés. Des deux côtés. Des deux côtés, et puis après, bon… ben, comme ça se faisait dans les familles, en France à l'époque, hein, je veux dire… C'était pas une forte tête mais c'était une personne qui savait ménager la chèvre et le chou, et qui arrivait à mettre tout le monde d'accord, quoi. AD :Oui, et puis qui les invitait à déjeuner le dimanche, et caetera ! ANON :Voilà, exactement ! C’est tout à fait ça ! AD :Et donc ça, ça a continué à Arcueil ? Comment ça s’est passé après la vie à Arcueil ? ANON :Après, à Arcueil… Non, à Arcueil après quand on est arrivés il y a eu évidemment des copains, des amis aussi, métropolitains entre guillemets, j’aime pas trop ce terme, et… ils se sont plus ou moins renfermés sur eux-mêmes, en fait, tout en ayant des… des coups de téléphone, soit la tante avec qui on était, enfin et caetera, enfin ils ont gardé des liens de ce côté là, quoi, mais autrement c'était pas… Et puis… Non, ça a été dur, ça a été dur pour eux. AD :C'est-à-dire que vous pensez qu’ils ont changé en fait de psychologie, de rapports sociaux, je sais pas ? ANON :rapports sociaux non, avec les autres non, problème bon, vu l’importance qu’avait le père, qui portait en fait sur la politique, parce que c’est… y avait que ça, hein, y avait que ça, et pourtant il n’en parlait pas, c’est curieux ! Vu l’importance qu’il y avait là dessus tout de façon non, au contraire sur les liens sociaux extérieurs et tout ça. Mais entre pieds noirs, c'était pas son truc, quoi ? AD :D'accord, donc il n’a pas maintenu… ANON :Non, il n’a pas cherché à garder ses amis pieds noirs, ses machins, ses trucs… pourtant y avait une personne je me souviens qui venait de temps en temps à la maison, euh… mais bon ! Il l’intéressait pas, parce que bon c'était une personne qui ressassait systématiquement la même chose, qui vivait dans le passé puis apparemment je crois que le passé n’intéressait pas beaucoup mon père, quoi, parce que… enfin je sais une chose, c’est que moi avant 1980, en 1978-1979, je suis retourné en Algérie parce que j’ai un ami algérien chez qui j’allais manger le couscous parce qu’il avait un restaurant (il rit), et puis on a lié d’amitié tout en sachant que moi j’étais né là bas, et caetera, donc on a échangé des propos et tout ça puis on a gardé un très bon rapport, il m’a dit, tiens, je construis une maison là bas, si tu pouvais venir, tout ça, ben j’ai dit, pas de problème, tu me dis, même si t’as des petits travaux de plomberie, parce que je le sentais venir aussi (il rit), y a pas de souci, je peux te faire ça. Et puis en fait je suis parti et quand je suis rentré, j’ai dit à mon père, ça te dirait de repartir sur Oran, et tout ça… AD :C'était à Oran aussi votre… ? ANON :Non, non ! C'était à Alger, c'était un endroit que je connaissais pas du tout. Et… et je lui dis, je te paye le voyage avec maman, y a pas de problème… Il a jamais voulu ! AD :Ah oui ? Il a dit pourquoi ? ANON :Non. Non, il a pas dit pourquoi, mais moi je pense savoir, ouais ! Je pense savoir pourquoi, parce que moi j’ai eu la même réaction en fait lorsque je suis arrivé à Alger, je suis arrivé par le bateau et… je suis arrivé, je suis arrivé là dessus, j’avais l’impression, et pourtant c'était un endroit que je méconnaissais totalement, hein, parce que toute la partie est de l’Algérie je connaissais pas. Je suis arrivé, j’ai eu l’impression d’être à la maison, quoi ! Entre guillemets, encore une fois. AD :Mais de retrouver quelque chose… ANON :Ouais, les racines ! Peut-être ! Je sais pas, j’ai l’impression, j’aimais bien cette façon dont ça bougeait partout, ça houspillait un petit peu partout et tout, bon. J’adore, bon, j’aime, j’aime ça quoi ! Enfin faut pas non plus que ce soit tout le temps. J’ai eu cette impression là et à partir du moment où j’étais à Alger, je me suis dit toi mon pote, il faut surtout pas que t’ailles à Oran ! Parce que j’étais né à Oran, et puis après, bon… AD :Pourquoi ne pas aller à Oran ? ANON :Parce que je pense que comme mon père, y a des tas de souvenirs en fait qui seraient remontés à la surface et puis y a des tas d’endroits qui en vieillissant, c’est précis, c’est précis ! je sais que mon père, bon, quand il était là bas il était président d’un club de boules, hein, où il y avait des matchs de volley le dimanche, machin, où il allait quand on était mômes et tout ça, je sais pertinemment où je suis né, je me souviens de la brasserie où il y avait des gens qui habitaient et qu’on allait voir assez souvent, des tas de souvenirs comme ! Et puis… ah, je suis sûr que j’aurais pleuré, quoi ! J’aurais sombré (rires) ! Je pense, mais pas par nostalgie ! Encore une fois ! C’est… c’est assez curieux hein parce que c’est… je sais pas, je sais pas. Ou alors est ce que les souvenirs d’enfance sont… quelque chose de nostalgique ? En vieillissant, peut-être ! Peut-être, je sais pas. AD :Mais c'était pas la peur de vous faire reprendre par le pays ? ANON :Ah non pas du tout, au contraire ! Au contraire, au contraire ! parce que là bas, quand j’étais à Alger chez mon ami, il me dit, tu restes là, moi j’ai un camion, je te mets en cheville avec les transporteurs et tu travailles ! J’ai dit, non, moi je suis pied noir, ils savent pas de toute façon que moi à l'époque quand je suis parti d’ici j’avais douze ans, y a peut-être des gens, et en plus c'était la Kabylie, y a peut-être des gens qui sont morts à cause de ça, pendant les évènements, pendant la guerre, et tout ça, j’ai dit, je veux pas avoir d’histoires ! Je veux pas me retrouver avec un pétard sur la tempe ! ça sert à rien ! AD :Mais c'était quand, ça ? ANON :En 1978, 1979 ? AD :Ah oui, pas si tard ! ANON :C'était avant que le fils et tous ces gens là, en politique… AD :Oui, c'était pas, c'était assez frais, quoi, ça faisait quatorze ans qu’il y avait eu les accords d’Evian, quoi ! Seize ans, mais enfin bon… ANON :Oui, c'était encore tout neuf, c'était encore tout récent ! D’ailleurs la preuve c’est que, enfin moi j’avais fait… parce que mon idée (il rit), mon idée au départ quand cet ami m’avait invité à Tizzi, en fait, c'était à cinquante kilomètres de Tizzi-Ouzou, mon idée c'était en fait de partir, de faire Tizzi, passer la Tunisie, passer la Lybie, Israël, l’Egypte et remonter par l’Inde, en fait, et caetera. C'était mon idée. Mais enfin, je me suis arrêté, Kadhafi en fait m’a arrêté à la frontière (il rit), il m’a pas laissé passer ce con ! Enfin j’avais pas de visa, j’avais pas de… j’avais rien pour passer, donc je suis pas passé. Mais… et c’est vrai qu’en Haute Kabylie j’ai rencontré des gens qui m’ont pris en stop, parce que je faisais tout ça en stop ! Et… à partir du moment où je parlais en français et je parlais pas du tout arabe, euh… je sentais des réticences, quoi, des réticences, et de la part de jeunes gens, des gens qui avaient trente, trente-cinq ans ! Donc… après je me suis dit, bon. AD :Qui avaient votre âge à peu près, quoi. ANON :Ouais. Ouais. Je me suis dit, bon, probablement qu’ils ont vécu des choses, y a eu de leur famille, en fait, et caetera, alors que nous de notre côté, notre famille, je sais pas comment elle a fait mais y a pas eu de morts, y a pas eu de blessés, y a rien eu, quoi ! AD :Et vous parliez arabe, vous ? ANON :Non. Non, mais par contre, mes parents parlaient arabe ! Mon père parlait arabe, ma mère parlait arabe, espagnol, français aussi… euh… nous non, mais par contre, avant les accords d’Evian, oh je devais être en CM1… CM1 ou CE2, je sais plus… Et à l'époque, j’étais le seul élève, c’est marrant ça, on faisait ça le jeudi, le jeudi, parce que le jeudi on n’avait pas classe à l'époque, ouais c’est ça… Oui ? AD :Oui c'était le jeudi, oui. ANON :Oui c'était le jeudi. C'était le jeudi, et en fait mon père avait décidé que je devais apprendre l’arabe. AD :A l’école ? ANON :Oui ! Et alors tous les jeudis pendant une heure j’avais un prof, j’étais tout seul et puis il m’apprenait l’arabe. AD :Mais ça ne vous est pas… vous n’avez pas gardé ? Vous n’avez jamais parlé arabe ? ANON :Non, parce que c’est resté quoi, on a fait ça pendant six mois, huit mois ! AD :Mais avec vos camarades vous disiez, à l’école y avait des petits Arabes ? ANON :Qui parlaient français ! AD :Ah, ils parlaient français, à l’école on n’avait pas le droit de parler arabe ? Ou on avait le droit ? Ils pouvaient parler arabe ou c'était interdit ? ANON :Dans la cour ils pouvaient parler arabe ! Non, parce qu’ils avaient gardé leur langue, hein ! Enfin de mémoire, ils parlaient arabe ! Enfin les insultes en tout cas c'était en arabe (rires) ! AD :Et en dehors, donc vous aviez des camarades de jeu arabes ? ANON :Bien sûr ! AD :Vous parliez quoi, alors ? Français, pareil ? ANON :Français, français ! Français, parce que nous on ne parlait pas arabe ! On était des conquérants (il rit), donc c'était pas à nous d’apprendre la langue de l’autochtone ! AD :A la fois votre père et votre mère ils parlaient arabe ! ANON :Tout à fait, tout à fait ! Non, non ! Du moins c’est pas… c’est pas moi qui pense ça, je veux dire, c'était bon, l’ensemble de l’administration qui était mise en place, de toute façon, automatiquement, c'était le français, l’administration était française, l’école était française, y avait pas de langue arabe, hein, à l’école ! Je vous dis, sauf mon père qui a voulu que j’apprenne l’arabe ! Pour quelle raison ? Pfft ! AD :Et finalement, de ce que vous savez, tous les Arabes parlaient français, et quand ils se trouvaient face à un… je ne sais pas comment on les appelait, Européen… ANON :Un Algérien, oui… AD :Algérien, non, un pied noir, ou un Européen, ou je sais pas, ils parlait français spontanément ? Ils s’adressaient pas en arabe ? C’est ça ? ANON :Sauf si l’Européen savait parler arabe. AD :Oui, enfin c’est pas écrit sur le front ! ANON :Non, mais bon, moi je sais que mon père avec son ami qui venait l’aider, là, et qui venait… je pense qu’il devait venir des montagnes, je sais pas s’il venait pas des Aurès… j’en sais rien… Et qui cultivait son bout de terrain, lui, dans le terrain à mon père, et qui ramassait les trucs, lui ne parlait qu’arabe ! Il parlait très peu français. AD :D'accord, mais eux ils se connaissaient, mais je veux dire, pendant les rencontres comme ça dans la rue, ou au magasin ou je sais pas où… ANON :La plupart des magasins… Y avait pas d’épicerie arabe, hein, très peu ! En fait la plupart des magasins, des petites épiceries, des petits machins c'était des Européens, c'était des métropolitains ! Enfin, ou des pieds noirs ! Mais autrement… AD :Ce que je veux dire, c’est qu’il n’y avait pas tellement d’occasions pour que spontanément on soit confronté à la langue arabe, c’est ça, si je comprends bien ? ANON :Non. C’est ça. AD :Donc… y compris de la part des Arabes, quoi. ANON :Oui, je ne me souviens pas… je ne me souviens pas avoir vu un Algérien ne pas parler français ! Autour de nous, quoi, bon, peut-être que… les gens qui étaient à la montagne, ou… même de toute façon, certains touaregs parlaient français, alors de toute façon… Non, non, y a pas eu… AD :C’est ça, donc ça ne poussait pas… ANON :ça poussait pas à apprendre l’arabe ! Alors pourquoi a t il voulu que je parle arabe, ou que j’apprenne à écrire l’arabe… Ce qui m’est revenu beaucoup plus tard, en fait, parce que vers vingt sept, vingt huit ans, j’ai voulu reprendre des cours d’arabe ! je me suis aperçu que c'était beaucoup trop complexe (il rit) ! ça n’avait rien à voir avec la langue latine, et puis bon… c'était trop difficile. Il aurait fallu qu’effectivement ce soit implanté là bas à l'époque où j’avais huit ou neuf ans… ça aurait été beaucoup plus simple ! AD :Parce que votre père quand il était petit, je sais plus ce que vous m’avez dit, et votre mère, ils vivaient déjà à cet endroit là, c'était vers Oran aussi ? ANON :Oran, oui ! AD :C'était pareil, ils ont pas beaucoup, c'était le même lieu, ils étaient pas à la campagne, quoi ? ANON :Ben si, si, si ! C'était la campagne, je vous dis c’est la petite banlieue, c’est comme actuellement… AD :Relizane… ANON :Oui, Relizane, Relizane c’est à l’est de l’Algérie, en fait, entre Oran et Alger, et ma mère elle est née à Arzeu, le port d’Arzeu c’est un port qui trafique du pétrole, des machins, enfin c’est un grand port à Arzeu, elle est née là ! AD :Donc ça c’est une ville, Relizane c’est peut-être… ANON :C’est une ville aussi. Mais en fait eux étaient excentrés, un peu ! Comme on dirait, bon, actuellement, Paris et puis la Seine-et-Marne, quoi ! Du côté de, enfin après Fontainebleau ! AD :Donc y a peut-être plus de raisons de parler arabe en milieu rural qu’en milieu urbain ? ANON :Eux parlaient. Eux parlaient, et puis ma mère, du fait de la culture que faisait son père à propos de l’alpha, de toute façon automatiquement elle était confrontée à des nomades, puisqu’elle était elle-même nomade et son entreprise aussi ! D’après ce que j’ai cru comprendre parce que bon, c’est toujours pareil, à partir du moment où un gitan est sédentarisé il n’est plus gitan, il rejette la gitanerie, quoi, c’est assez fou quand même ! Enfin bon, c’est comme ça et donc elle était confrontée, et puis je me souviens, parce que ça je l’ai appris aussi y a pas très longtemps, y a cinq ou six ans, qu’en fait son père, donc le grand-père maternel, parlait cinq ou six langues ! Dont un dialecte du désert, quoi. Il parlait russe, anglais, français, espagnol, italien, et puis je sais pas trop quoi. Je sais pas comment ils ont fait. J’en sais rien (il rit). Et… AD :On en a parlé un peu, mais c’est quoi vos souvenirs, vous, de la guerre ? D’ailleurs vous n’avez pas parlé de guerre jusqu’ici ! ANON :Non… Non, je n’ai pas parlé de guerre parce qu’on était quand même relativement éloignés et on était… ben je pense… pfff, comment dire… je pense que mes parents en fait ont tout fait pour nous exclure de ce phénomène. AD :Pour vous protéger, c’est ça ? ANON :Ben oui. Je pense. Je pense. Du fait qu’on en parlait pas à la maison, puis en plus on était tout petits, hein, on en parlait pas, les informations, bon, pfft, c'était des informations, d’après mes souvenirs c'était quelque chose de très linéaire (il rit), y avait pas beaucoup d’opposition, euh… non, sur la guerre non, hormis ce fait là de ce type qui se fait descendre juste devant moi… AD :Et les casseroles. ANON :Ah oui, ça, les casseroles… AD :Vous y étiez tous les jours ? ANON :C'était horrible ! C'était horrible ! AD :C'était tous les jours ? ANON :Oui ! Quasiment, quasiment tous les jours, le soir, quoi ! AD :Et vous dites que vous étiez jeune, mais vous étiez, bon, vous aviez douze ans en 1962 et vos frères c’est quoi, l’âge de vos frères et sœurs ? ANON :Alors j’ai mon frère aîné qui lui a dix-huit mois de plus, donc il doit avoir soixante-deux ans… attendez ! AD :Dix huit mois, donc il est né en 1948. ANON :Oui, c’est ça, 1948, oui, 1948. C’est mon frère aîné. AD :C’est le plus âgé ? ANON :Oui, c’est le plus âgé oui. AD :Ah oui, donc vous étiez vachement… Vous étiez quatre ? ANON :Cinq ! AD :Cinq ! Et y avait que dix huit mois entre le premier et le dernier ? Non, c’est pas possible ça ! Vous avez des jumeaux là ! ANON :Non, non, pas du tout ! Je vous dis que mon père… Lui il est né en 1948, moi je suis né en 1950. AD :Oui, et ensuite vous avez quoi ? ANON :Ensuite y a une sœur, alors y a une sœur qui doit avoir cinquante six piges. Donc elle a dû naître en 1956. Je crois, 1956 ou 1955. Non, pas si vieux que ça. AD :Ah, donc vous n’êtes pas le cadet ? ANON :Non, je suis pas le cadet non, ah non, non, ah ben non, entre l’aîné… AD :C’est pour ça, moi j’avais compris… ANON :Entre l’aîné et le second, je pensais à l’aîné… AD :Donc vous êtes le second ? ANON :Oui, le second, le second. AD :Ah d'accord ! ANON :Non, ma sœur elle doit avoir cinquante sept… ou cinquante huit… Ouais, cinquante huit ans. Ma première sœur a cinquante huit ans, l’autre elle a cinquante six… AD :Oui… ça fait 1953 ça. Et l’autre elle a… ANON :Oh, je sais plus… AD :Enfin quelque chose comme ça, enfin bon, bref. Et vous étiez le second, donc effectivement, l’aîné n’avait guère au moment du départ que quatorze ans, en gros ! ANON :Tout à fait ! AD :Oui, vous étiez très jeunes… Oui, c’est ça que je comprenais pas… Donc voilà, au fond la guerre, vous avez été protégés par vos parents, sans doute… ANON :Il me semble, ou alors y a que moi qui pense ça… AD :Mais par exemple je sais pas, on m’a raconté qu’il y avait, dans la période d’après la signature des accords d’Evian en tout cas, dans la ville d’Oran justement, beaucoup de fusillades, de coups de feu… Une personne qui m’a dit, nous le soir on regardait par la fenêtre et on repérait des tirs, et… ANON :On a entendu ça. On a entendu ça, mais encore une fois, euh… mes parents étaient là et on… on a juste entendu quoi, c’est tout. Sans plus. Mais ça c’est bizarre, parce que ça ne m’a pas plus marqué que cette histoire, quoi, je sais pas. Ce truc là… Non, franchement, alors maintenant y a aussi autre chose, est ce que dans l’esprit, dans la tête on n’occulte pas certaines choses… Je sais pas, je sais pas. Là franchement j’en sais rien. Mais par contre bon, je sais que quand on est arrivés à Marseille c’est là qu’en fait beaucoup de choses ont basculé, enfin me concernant je veux dire. AD :C'est-à-dire ? ANON :Ah ben déjà, l’accueil assez houleux, hein, c'était assez terrible ! On était plus ou moins rejetés, hein, tous les pieds noirs étaient rejetés ! AD :Oui, c'est-à-dire ? Vous vous rappelez de quoi ? Comment ça se concrétise pour vous, comment ça s’est concrétisé ? ANON :Ben moi ça s’est concrétisé en fait parce que j’ai ressenti plus ou moins le rejet de beaucoup de gens ! enfin de beaucoup de métropolitains en tout cas. Et je me souviens d’une chose, c’est que jusqu’à dix huit, dix neuf ans, moi j’étais pas né à Oran j’étais né à Marseille en fait. AD :C’est ce que vous disiez ? ANON :Oui. Pour pouvoir être admis dans le mouvement, et caetera, parce que moi j’ai ressenti quand même quelque part, pendant quand même relativement longtemps, une insertion assez difficile, en fait. C’est curieux, mais bon, c’est moi qui le ressens comme ça. Comme si y avait un rejet, puis j’ai entendu pas mal de choses quand on est arrivés à Marseille, y avait des tas de gens qui étaient là pour nous rappeler qu’on était pas du pays et qu’on venait manger leur argent, quoi, et bouffer leur pain quotidien ! Un peu ce qui se passe avec tous les immigrés actuellement, quoi, enfin bon, voilà. C’est pour ça que je fais… AD :Et concrètement y a des choses dont vous vous rappelez ? Des… des évènements, des gestes, des remarques ? ANON :Non, c’est plus dans le verbe, dans… c’est plus dans le ressenti en fait, parce que bon, quelquefois sur un sentiment on n’a pas besoin d’expliquer quoi que ce soit, on voit tout de suite ! Ou c’est bon ou c’est pas bon, quoi ! Enfin c’est moi, c’est pas… AD :Et quand vous étiez à Port-de-Bouc vous alliez à l’école encore je suppose ? ANON :Oui bien sûr ! AD :Donc comment ça se passait justement, là ? ANON :Alors là, justement, là j’ai rencontré des gens, des gens qui étaient du pays, en fait, qui étaient nés ici, à Port-de-Bouc même, Marseille ou aux environs, et tout ça, et effectivement on a lié d’amitié avec des tas de gens et ben… en particulier grâce à une personne qui avait mon âge à l'époque et qui m’a emmené vers le sport, vers l’athlétisme en fait et caetera, et c’est comme ça que par le sport, l’école, et tout ça, bon, j’ai réussi petit à petit à m’intégrer. AD :Alors la difficulté d’intégration c’est surtout à Marseille, moins à Arcueil ? Parce que vous arrivez rapidement à Arcueil finalement, 1963 c’est ça ? ANON :Ouais, j’avais treize, quatorze ans. Quatorze ans, ouais. AD :Donc ça ce que vous racontez c’est plus pour la période marseillaise ? ANON :Marseillaise, ouais, mais… AD :Ou à Arcueil vous retrouvez la même chose, le même sentiment ? ANON :Ben c'est-à-dire que moi j’étais resté sur le sentiment de Marseille, donc c'était pas le déplacement du sud vers le nord qui allait me faire changer moi, en fait, mon intégration il fallait que je la réussisse aussi de toute façon ! Parce que c'était comme ça, et c'était dans mon esprit en fait. AD :Et quand vous étiez à port-de-Bouc à marseille, vous étiez environné, y avait beaucoup plus de pieds noirs, est ce que vous aviez des liens privilégiés ? ANON :Y avait beaucoup plus de pieds noirs effectivement dans ce petit hameau, là, où l’oncle nous avait recueillis, mais moi personnellement, c’est toujours moi de toute façon, moi je me détachais, je voulais absolument me détacher de toute cette emprise et je ne voulais pas rester dans un état passéiste, en fait, et… parce que bon, raconter des histoires d’Algérie, ça va quoi. Ça ne m’intéressait franchement pas du tout ! J’étais plus projeté vers l’avant que… que d’être sur des (incompréhensible) qui étaient brutaux quelquefois, et ça c’est une partie que je veux complètement occulter. Voilà. AD :Mais vous aviez tout de même de temps en temps des regrets, j’imagine ? Puisque vous ne vous sentiez pas très intégré ? ANON :Jamais ! Aucun regret ! Sur l’Algérie même ? Aucun ? AD :Non ? Même quand vous étiez jeune là bas, à l’arrivée ? ANON :Aucun ! Ah franchement, je n’en ai eu aucun. AD :Vous étiez déjà tourné vers autre chose ? ANON :Ben je pense que, pfft, comme tout un chacun… AD :Non, pas tout un chacun ! ANON :Enfin personnellement c’est ma devise, on ne peut pas vivre sur le passé, si on vit sur le passé de toute façon aucune aventure n’est permise pour aller vers le futur, sinon peut-être juste pour prendre ce qui a été négatif dans le passé… et le transformer en positif ! Ce qui est à peu près chaque fois toujours le cas (il rit) ! AD :Et donc vous avez été confronté à des gens justement, qui, notamment à Port-de-Bouc, que vous avez fui parce qu’ils étaient dans la réminiscence, dans le ressassement ? ça, vous vous êtes trouvé vous confronté à ça ? ANON :Oui, ah ben oui ! AD :Avec donc des gens de votre âge ? ANON :Ah non, des gens de mon âge non, non, non ! C'était plutôt les adultes qui… des gens beaucoup plus âgés qui venaient ressasser les mêmes choses, les machins, du genre bon, effectivement, on passait d’un pays à un autre qui n’avait pas du tout les mêmes façons, les mêmes… si c'était la même culture, mais avec une façon de voir les choses complètement différente de nous, quoi, parce que l’Algérie pour nous c'était quoi, c'était un petit village, hein, on était chacun, on se connaissait tous les uns les autres, bon… et caetera, ils ont essayé de faire la même chose ici mais ils se sont aperçus très vite que c'était pas possible, parce que bon en plus y avait l’évolution de la société qui faisait qu’on devenait de plus en plus individualistes, donc bon… La communauté, ça allait cinq minutes, quoi… Mais me concernant, j’essayais d’éviter tout ça, je… Je voulais pas rester là dedans, surtout pas, surtout pas. Et à la limite, c'était peut-être un peu égoïste aussi, dans le sens où je voulais garder mes propres souvenirs et je voulais pas que mes souvenirs soient totalement dénaturés. Parce qu’on arrive à dénaturer des souvenirs et des rêves (il rit) ! Et ça je sais que je voulais pas. Enfin, je pense, c’est comme ça que j’analyse maintenant, hein, mais à l'époque… à l'époque non, il fallait que je m’extraie de ce noyau. Puis en plus bon, quatorze quinze ans, c’est la guerre générationnelle, donc t’es en plein dedans, quoi ! En plein dedans ! Donc alors ça, plus ça, plus ça, plus ça, ça fait beaucoup, donc je me suis occupé de moi, et puis (il rit)… AD :Et donc vous parliez justement de cette question culture, pas culture, est ce qu’il y a une culture, on va dire pied noire ? Qu’est ce qui fait qu’on est pied noir ? Là bas, ici ? ANON :Pfff… Oh là bas, ici, de toute façon y a quoi, y a que la Méditerranée qui… AD :Enfin c’est deux temps, quoi, je veux dire, c’est pas seulement la Méditerranée… ANON :Oui, mais enfin… pfff… Non. Non, non, je crois pas, non, parce que de toute façon on sait tous pertinemment que le bassin méditerranéen de toute façon c’est le berceau de tout, hein, donc de toute façon les gens ont voyagé, ont circulé, ont transmis des tas de choses, des tas de choses qui sont arrivées, je pense que tout le… toute la conscience collective que l’on peut avoir de toute façon, non… non, personnellement, je veux dire, en ayant vécu, vieilli et tout… parce que je commence à plus être tout jeune, moi je suis plutôt penché vers l’universalisme en fait. Je veux pas être de tel endroit ou de tel endroit, ça m’est complètement égale. Complètement égal. AD :Mais indépendamment de vous, est ce que vous pensez que y a eu des, y avait des pratiques, des usages, des modes de faire, des modes de… je sais pas quoi, qui étaient communs à ces gens qu’on dit pieds noirs, là bas quand vous étiez ici, je sais pas moi, des… ANON :Oui, mais… le problème… ouais non, mais ce que je veux dire, c’est que le problème est tout autre, c'est-à-dire, entre le moment où on est arrivés en France en partant de là bas avec une certaine façon de voir les choses, parce qu’y a ça aussi, y a certaines façons de voir les choses, et bon. Dans un climat, parce que le climat aussi est quand même très important, me semble t il. Dans un climat où bon, il pleut peut-être je sais pas, moi, même pas un mois, il pleut trois semaines dans l’année, ou peut-être une semaine dans l’année mais c’est des pluies diluviennes et puis après pouf y a le soleil et caetera, je pense que ça peut changer beaucoup de choses ! Alors qu’est ce qu’on savait faire de plus que les métropolitains de l’époque, je sais pas, peut-être que les cuisiniers vous diront, ben je sais pas, le couscous et la paëlla ! Le reste… AD :Ben la culture c’est un peu ça… ANON :Oui (il rit), c’est ça ! AD :La langue ? Le parler ? ANON :Ah, l’accent, oui, l’accent, bien sûr ! AD :Et des expressions ? ANON :Ah ben oui, y a des expressions quand même pieds noires qui sont assez cocasses, mais… j’en aurais pas là qui viennent à l’esprit… Si, si, y en avait des cocasses, comme y en avait de cocasses dans le midi de la France, où c’est vrai, quand vous arrivez et que vous ne connaissez pas, wouahou, c’est quoi ! Si, y en avait, c'était du genre, tiens je vais là bas-haut, quoi. Des… Ou descends ici en bas ! des… bon, c’est rien du tout, c’est rien du tout ! Mais je pense que la culture était exactement la même ! Je pense que la culture était exactement la même, et oui, y a des façons de vivre, en fait, qui sont totalement différentes ! Mais ceci dit ces façons de vivre on les rencontre aussi bien entre Marseille et puis Lorient, ou Strasbourg, de toute façon c’est des façons de vivre tout à fait différentes ! Mais… rien ne m’a particulièrement marqué. Peut-être aussi parce que je voulais absolument être inséré et puis (il rit) être dans la vie métropolitaine, je sais pas ! AD :Et alors justement, vous avez été marqué par un moment, enfin des moments, les dimanches, les rencontres, les grandes réunions, les grandes bouffes… ANON :En Algérie, oui. En Algérie. AD :Est ce que ça, ça a perduré après autour de vos parents ? ANON :Non, non, justement pas, parce que quand on est arrivés sur Arcueil après ça a été un peu… je dirais que ça a été un peu du chacun pour soi, quoi, en fait. Chaque famille s’est plus ou moins recroquevillée sur elle même, a vécu son petit truc et puis ça s’est estompé petit à petit. Et puis après, quand les enfants, les petits-enfants sont arrivés et caetera, bon, on a recommencé, mais je veux dire, à la limite entre nous, quoi, avec les descendants de… de moi, mon frère, de ma sœur, et caetera, mais uniquement en famille avec les personnes, femmes, épouses, conjoints, conjointes… Mais autrement non, c'était pas… Mais toujours avec ce faste, bien sûr, parce qu’il est vrai que… Bon, on dit que dans le Maghreb, et ça c’est vrai parce que moi je l’ai vu en 1979, en 1978-1979, je l’ai vu, sont… quand on reçoit, je sais plus le terme… Zut ! AD :Hôtes ? ANON :De très bons hôtes, ouais… Ils reçoivent, en fait, ils savent recevoir. Hospitaliers. Ils sont hospitaliers. Et c'est vrai que, bon, chez certains pieds noirs, mais j’ai un mauvais exemple moi avec mes parents, euh… j’ai un très mauvais exemple ! Mais c'est vrai que ce sont des gens qui sont hospitaliers en règle générale, quoi. Et on a opté plus, c’est assez curieux parce que… On a plus une mentalité arabe, dans l’esprit hein, que métropolitaine quoi ! Bien qu’on l’ait perdue maintenant. AD :C’est quoi la mentalité arabe ? ANON :Justement, ce sens de l’hospitalité, ce sens de rendre service… parce que bon, moi j’ai voyagé en Algérie en stop, j’ai rencontré des gens absolument fabuleux ! Des mecs qui m’ont mis des claques dans la gueule, ouh ! Je dis, ben écoute, ça me remets en place je suis bien content, parce qu’en fait finalement je m’aperçois que ce qu’on pense là haut c’est pas si bien que ça, quoi ! Et ça c’est fabuleux ! AD :C'est-à-dire, dans le don c’est ça ? ANON :Dans le don, dans la générosité, dans l’hospitalité, j’ai rencontré des gens j’étais en stop, j’ai pris le train à un moment, en Tunisie y a un gars qui me prend, qui m’emmène jusqu’à la gare, il me dit tu vas jusqu’où, ben je lui dis jusqu’à Alger parce qu’il faut que je rentre maintenant. T’as des sous ? Non, j’ai pas de sous, le mec il me donne cinq dinars il me paye mon billet… pfff… c’est exceptionnel ! AD :Quelqu'un que vous ne connaissiez pas, quoi ? ANON :Alors là, pfft ! Ni d’Eve ni d’Adam, quoi ! Le mec… c’est un quidam qui m’a pris en stop, sa mère était devant, il avait une coccinelle, sa mère était devant, il s’arrête, il ouvre la porte, il me demande même pas où je vais hein ! Il dit à sa mère, tu montes derrière, oh ben je dis non, je peux monter derrière, moi je croyais qu’il ouvrait la porte pour que moi je monte derrière ! Il met sa mère derrière, il me fait monter devant et puis il m’emmène jusqu’à la frontière algérienne, quoi, au bout du voyage ! Il me donne encore trois dinars pour que je puisse manger, enfin et caetera, dans le train… Et puis après dans le train je rencontre des gens, ben absolument fabuleux, quoi, j’allais jusqu’à Constantine, le mec il a fait la quête parce que j’avais qu’un billet de train pour deux ou trois stations, le mec il a fait la quête pour que j’aille jusqu’à Constantine, à Constantine il m’a hébergé chez lui… Enfin un truc, un truc absolument fou, quoi, des… des baffes, des baffes ! Et c’est là où je me dis, je me dis, merci papa merci maman, quoi. Parce que bon, sur ce plan là… moi je le savais, je le savais ! Je le savais. Mais en fait, peut-être que ce que je cherchais au travers de ça, c’est plus ou moins une confirmation et me dire ouais, de toute façon laisse tomber, le racisme c’est de la merde, quoi. Et tout ça ne sert à rien. AD :C’est la conclusion de la guerre d’Algérie alors ? ANON :Pour moi, oui ! Oui ! Je trouve dommageable, en fait, puis bon… parce que bon, des souvenirs non, j’ai pas de réel souvenir de la guerre, de machin, euh… je sais pas si vous allez en trouver, en plus, parce que bon, faudrait que ce soit des gens beaucoup plus âgés que moi ! Qui aient au moins soixante quinze ou quatre vingt ans, voire plus ! AD :Oui, non, mais après c’est sûr que c’est affaire de génération et que ça commence à être un peu loin, quoi, pour avoir des choses. Mais oui, donner aussi des petits évènements qui… voilà, des impressions, des évènements, un fait… l’assassinat, les casseroles, enfin et caetera ! ANON :Ah oui, oui. AD :Donc c’est des choses aussi, ça fait partie de ça, aussi, de l’ambiance de l’époque ! De votre âge, aussi ! ANON :Oui, c’est ça, parce que bon, je n’étais qu’un enfant ! AD :Et justement votre famille, toute votre famille a quitté en fait l’Algérie ? ANON :toute. AD :Personne n’est resté là bas en fait ? ANON :Personne n’est resté là bas, euh… non. Hormis mon grand-père qui est décédé là bas et qui est enterré à Relisane, quoi. Autrement… autrement, plus personne n’est là bas. A ma connaissance ! Non, non. Plus personne n’est là bas. AD :Et donc justement, les morts enterrés, donc le mort là en occurrence enterré, c’est un problème, c’est quoi ? ANON :Non, parce que je ne sais pas comment ça s’est passé, mais à une certaine époque, bon, c’est vrai que les cimetières étaient laissés à l’abandon en fait, et caetera, mais je crois qu’en… avant 1980 y a eu un accord il me semble, non, avec tous les gens qui étaient dans les cimetières et caetera, et qu’ils laissaient les sépultures en l’état. Me semble t il, hein. Mais je crois qu’il est toujours resté là bas, hein. AD :Non, ils ne les détruisaient pas. ANON :Non, ils les détruisaient pas non. Parce qu’à un moment tout était laissé à l’abandon, mais là, non… Non, non, pas du tout. AD :Et y a pas de volonté de retourner pour ça ou de rapatrier, comme certains l’ont fait, les corps ? Non ? C’est pas votre truc ? ANON :Non, non. Moi je vous dis, enfin le problème c’est que lorsqu’on grandit et caetera on s’aperçoit de beaucoup de choses et on s’aperçoit que les guerres ou les mouvements de guerre un peu à droite à gauche ne sont au service que de certaines personnes, et puis… de toute façon on n’a jamais au front un… un richissime patron tenir le fusil, hein ! On envoie toujours à la guerre (il rit) les pauvres petits qui comprennent rien, d’ailleurs, et on comprend jamais rien, parce qu’on ne sait pas pourquoi on se bat. Alors que… enfin moi je suis assez… je sais pas, sur l’Algérie je sais qu’une chose est sûre, c’est un pays magnifique, j’ai vécu… j’ai vécu à Oran, l’Oranie on la connaît un petit peu, un petit peu parce qu’on a bougé un petit peu, mais y a une partie que je ne connaissais pas du tout c’est l’est, enfin Alger, Tizzi Ouzou et tous les petits villages alentours, c’est, pfff… c’est absolument fabuleux ! Franchement… AD :Là vous parlez de quand vous avez été en 1978 ? ANON :Voilà ! En 1978. Que des gens plus âgés que moi, mon père, ma mère ou d’autres, qui ont vécu beaucoup plus longtemps que moi là bas regrettent ces paysages, cette façon d’être, parce que bon, on court pas là bas, hein, c’est un peu la Suisse, hein (il rit), tout doux ! ça c’est fabuleux. Ça c’est fabuleux. Qu’ils regrettent, ouais. AD :Vous vous rappelez comment on appelait les gens comme vous, on disait pied noir, déjà en Algérie on disait pied noir ? Entre vous comment est ce que… ANON :Pied noir. Ah non ! Entre nous, non, nous étions des… c'était les Européens ! Quartier d’Européens. AD :Et le terme de pied noir existait déjà ? Il était utilisé par qui alors ? ANON :Il me semble qu’il a été… Mais il a été utilisé surtout par les… enfin, il me semble, hein ! Surtout utilisé par les métropolitains hein ! Et par aussi les Algériens, parce que bon, l’histoire dit qu’on est arrivés avec des bottes toutes noires, machin, bon… C’est du pipeau, on en sait absolument rien mais ils les ont appelé les pieds noirs. Les Algériens aussi ils les appelaient les pieds noirs ! AD :Donc les Algériens vous appelaient vous les Européens les pieds noirs ? ANON :Ouais, les pieds noirs ouais ! Les pieds noirs ou les Franssaoui, les Français. Les Français. Mais ce terme de pied noir… AD :Mais au fond vous ne l’entendiez pas, vous ? Etant là bas ? ANON :Ah si, ah ben si ! Parce qu’attendez, de toute façon, si, si, ça me revient, parce que de toute façon y avait des espèces de porte-clés avec des pieds noirs ! Deux pieds noirs ! Oui, en fait, je pense que ça a été remis en vogue, ben par l’OAS et puis par tous les fachos qui étaient… et qui voulaient que l’Algérie reste française, je pense, je pense ! AD :En Algérie, les porte-clés existaient ? ANON :Oui ! AD :En trois dimensions, les pieds, c’est ça ? Parce que j’en ai vu… ANON :Oui, y avait deux pieds noirs, les pieds étaient noirs et puis l’entourage était blanc. Je crois que c'était deux pieds dans un cercle il me semble. AD :Oui, moi j’en ai vu avec deux pieds distincts, comme deux vrais pieds, quoi, mais en petit. ANON :C’est ça. C'est-à-dire que même ça mes parents n’ont jamais… sont pas fétichistes, donc de toute façon on s’en foutait ! AD :Mais ce que vous, quand est ce que la première fois vous avez entendu le terme ? Vous vous rappelez ? ANON :Ah, c'était quand on est arrivés en France, oui. AD :Donc c’est plutôt ça, l’usage ? ANON :Ouais. C'était quand on était arrivés en France, et ouais, à part ces porte-clés, qui étaient en Algérie, autrement… oui, parce que de toute façon, quand on était là et qu’il y avait des petites bagarres, c'était sale pied noir, sale machin… AD :Ah oui ! Dans les cours de récréation c'était sale pied noir ? ANON :Oui, oui, bien sûr ! AD :Donc des Arabes qui vous disaient sale pied noir ? ANON :Non, des Français ! AD :Ah mais… ANON :Ici ! non, je parle d’ici ! AD :Oui, en métropole ! Mais là bas ? ANON :Non. Non. AD :Si on vous insultait, c'était pas… ANON :J’ai jamais eu… AD :Vous ne vous êtes pas disputé ? ANON :Non, franchement ! Franchement, non ! Je n’ai aucun souvenir de cour d’école… où y a eu des bagarres et où… jamais. Franchement, jamais. D’abord parce que la discipline était autre que celle d’aujourd’hui dans les écoles, parce que… d’abord y avait beaucoup plus de monde… Et non, non, non ! Franchement non ! Enfin douze ans, c’est court quand même aussi, pour avoir des souvenirs… énormes. AD :Et alors qu’est ce que ça signifie pour vous le mot rapatrié ? C’est une variante. ANON :Alors rapatrié, c’est… AD :Vous êtes rapatrié, vous avez été rapatrié, au sens… administratif… ANON :Tout à fait… alors rapatrié dans tous les sens ! pas qu’administratif (il rit) ! Parce que rapatrié pour moi c’est… c’est pour ça que tout à l’heure je vous parlais de… d’insertion et d’intégration en fait, dans la métropole, parce que lle rapatriement est tout de même quelque chose… c’est assez curieux parce que pendant tout le voyage, personnellement moi ça me choquait pas du tout. Mais à partir du moment où on a eu les pieds sur la terre ferme en fait, à Marseille, là ça a commencé à cogiter, à… dire, parce que bon, on a vu les cadres qui sont arrivés aussi, avec tous les vêtements, toutes les petites affaires qu’on avait là bas, parce qu’ils appelaient ça les cadres… AD :C’est quoi les cadres ? ANON :Les cadres c’est des… c’est des trucs en ferraille avec des portes où on met tous les vêtements, quoi, comme ce qui voyage sur les… ah comment on appelle ça en français (il rit)… AD :Je sais pas, des placards ? C’est quoi, ou des portants… ANON :C’est des genres de… de containers ! AD :Ah, des containers ! ANON :Des containers. AD :Parce que vous aviez envoyé une partie de votre bien en container ? ANON :Oui, on l’a reçu après ! Mais la partie qu’ils ont mis dans les containers, eux ils appelaient ça des cadres, mais dans les containers, en fait c'était les livres, c'était les vêtements, c'était euh… les fers à repasser, les télévisions, non y avait pas de télévision à l'époque, les radios, les machins, les trucs… Et tout ça qui arrivait dans les containers, quoi ! AD :Ah oui ! Donc vous avez récupéré une partie de vos biens mobiliers ? ANON :Pas tout ! Parce que les meubles et tout ça de toute façon sont restés là bas, et on a récupéré de mémoire en fait que les parties vestimentaires, en fait. Et ce qui était important au niveau paperasse, administration… AD :Les lits, vous m’avez parlé de lits ! ANON :Non ! AD :Ah non, ah bon, je sais pas, j’ai mal compris. ANON :Non, non, non, pas de lits ! Non, non ! AD :Donc juste les vêtements ! ANON :Vêtements, oui, vêtements, papiers, chaussures… AD :Des objets… ANON :Oui, oui, c’est ça, des… non, non, y avait pas de lits, y avait pas de… ah non, non ! Non, non, y avait rien de ça. Y avait vraiment que l’essentiel ! Que l’essentiel qui partait de là bas, et puis le reste ça a dû être donné ou laissé aux gens du quartier, je pense. Je pense. AD :Et donc, rapatrié ? ANON :Ben rapatrié c’est tout ça, c’est le container, c’est l’ouverture du container, je me souviens, ma mère qui pleurait en ouvrant ce container parce que tout avait pourri, bien sûr, il était resté assez longtemps sur le quai à Marseille et on a été obligés de jeter la plupart des choses. Rapatrié, pour moi… pour moi, maintenant, parce qu’à l'époque… ouais, si, si, c'était au travers de l’insertion, en fait. Ça avait un rapport avec l’insertion. Dans quel domaine, je sais pas, je pourrais pas vous dire, pfff… un rapatriement, c’est… AD :Donc vous vous sentiez un peu rapatrié ? ANON :Ah oui ! Ah oui, oui, oui ! Ben j’étais pas chez moi, en fait… enfin, j’étais plus chez moi ! Et… ouais j’étais plus chez moi, et le problème c’est que, c’est un peu comme tout le monde lors de ce type d’événement, en fait, on est dans un endroit où y a un cercle, un environnement et caetera, et brutalement ça s’éclate, et quand vous arrivez de l’autre côté ben en fait y a rien, il faut tout reconstruire ! Pour un gamin, ça peut être difficile aussi ! Et c’est à partir de ce moment là que bon, on comprend plus rien, on comprend plus rien, on… on cherche juste à… à créer, bon, un nouveau noyau quoi, et des centres d’intérêt… pas les mêmes qu’on avait, mais enfin, on cherche plus ou moins les mêmes, euh… et on va de découverte en découverte, en fait, à mon âge. A l’âge que j’avais à l'époque du rapatriement. AD :Donc… Et donc pied noir ça vous dit quoi ? ANON :Pfft ! AD :Rien ? ANON :Maintenant, plus rien. AD :Vous avez été pied noir à un moment donné ? Vous n’êtes plus pied noir, vous êtes toujours pied noir, vous êtes… ? ANON :Ben je suis pied noir parce que je suis né là bas, mais bon… Je dirais à la limite, il aurait fallu que ce soit comme chez les Tunisiens en fait, où les Tunisiens ils étaient Juifs, mais Juifs Tunisiens, quoi, en fait. Et moi j’aurais voulu être, je sais pas, Algérien métropolitain, quoi, quelque chose du genre, j’en sais rien (il rit)… ou catho Algérien, j’en sais rien, j’en sais rien ! Non, dans mon esprit, non, vraiment pas pied noir, parce que j’avais pas, enfin j’ai l’impression de n’avoir pas eu la mentalité pied noire. AD :C’est quoi la mentalité pied noire ? ANON :Ah… la mentalité pied noire, c’est… c’est nous les meilleurs, c’est nous les plus forts, c’est nous les plus grands… cette fameuse chanson qu’il y avait, je me souviens, quand j’étais môme, puis après quand j’ai fait mon service militaire, on chantait (il chante) « nous sommes fiers, d’appartenir, à ceux qui vont mourir ». C’est un peu ça (il rit) ! Enfin, c’est con. Non, non, non, la mentalité, non, non. Et je reviens encore une fois à la mentalité de ces parents que j’ai eu, je suis peut-être tombé au bon endroit au bon moment, quand il fallait, où on m’a appris, bien malgré eux d’ailleurs hein, ce qu’était l’humanisme, mais l’humanisme quoi. Un peu genre frère des pauvres, quoi (il rit), franciscain ! Un peu ça ! AD :Un peu communiste aussi ! ANON :Oui, un peu ça ! C’est génial de toute façon, un communiste, une ex-bonne sœur, enfin bon, c’est bizarre comme mélange ! Et alors justement est ce que cette mentalité là et cette vision que j’ai eue ne vient pas non plus de là, parce que d’un côté comme de l’autre de toute façon ils sont… ils sont des humanistes en fait, ils cherchent le bien de l’autre, quelquefois en s’excluant de ce bien-être d’ailleurs. Je sais pas. J’en sais rien. Mais moi sur l’Algérie c’est ce que je retiens quoi. Je ferais plus un hommage à mes parents que sur l’Algérie elle même, quoi ! je pense ! Oui c’est ça, et puis faut arrêter… parce que y a des témoignages qui peuvent être, et qui sont ou qui seront de toute façon exorbitants, teintés de haine, voire quelquefois haineux, parce que… bon, j’en ai connu, j’en ai vu aussi des gens qui de toute façon, l’Algérien reste un Arabe, quoi. Mais un Arabe dans le sens, c’est… c’est rien ! AD :Péjoratif, quoi ? ANON :Voilà, totalement péjoratif, et c’est absolument rien, et on ne pourra jamais rien en tirer, quoi. Y en a encore beaucoup. Et je pense qu’il y a encore des jeunes gens de mon âge, je pense qu’il y en a encore, parce qu’ils ont été baignés systématiquement dans cette espèce d’état passéiste où les gens… restaient toujours là bas tout en étant ici, quoi. [...] Oui, la seule chose pour terminer avec ça, c’est que de toute façon moi ce qui me branchait le plus, c'était pour faire le lien, le lien en fait avec ce qu’on appelait les pieds noirs, le rapatriement et plus ou moins les immigrés d’aujourd’hui, quoi, en fait. On s’aperçoit, enfin c’est moi qui le ressens encore une fois comme ça, hein, je m’aperçois qu’on a à peu près les mêmes difficultés, on a eu peut-être les mêmes difficultés au niveau de l’intégration et de la réinsertion, si on peut appeler de la réinsertion, de certains Maghrébins aujourd'hui. Bien que ce soit pas du tout la même chose, encore que c’est exactement la même chose je pense. Je pense que si, c’est la même chose. On a autant de difficultés, enfin, plus pour moi maintenant mais eux certainement beaucoup plus, dans le sens où ils ne sont nulle part chez eux, quoi, ni en France ni en Algérie lorsqu’ils y retournent. AD :Oui, sauf que vous ce n’est pas votre cas, visiblement. ANON :Moi c’est pas mon cas ! Eux c’est pire ! AD :Et vous avez des enfants vous m’avez dit ? ANON :Oui. AD :Vos enfants ils sont pieds noirs ? ANON :Non, ils sont Français ! (Il rit) C’est con ! Ils sont Français, bien sûr ! De la même façon que les pieds noirs étaient Français, quoi, c’est ça ! AD :Non mais c’est pas la même chose, parce que si vous étiez Français, vous avez été, vous m’aviez dit que vous ne l’étiez plus, pied noir, mais vos enfants sont plus ? Donc c’est quelque chose qui disparaît, quoi ? ANON :Complètement, complètement ! Y a une origine, mais l’origine de toute façon c’est la France, hein, puisque les pieds noirs étaient Français ! Sous l’administration française, l’état civil était français, tout était français… Non, mes enfants non. AD :Et ils ont un rapport à l’Algérie ? ANON :Aucun. Aucun. AD :C’est un pays étranger, quoi ? ANON :Tout à fait. Aucun. Aucun rapport à l’Algérie, et on a pas été du genre à… Si peut-être que la grand-mère a dû raconter des histoires, euh… à mes enfants, bon… AD :Votre mère ? ANON :Oui, ma mère. Probablement, de son vivant, elle a dû leur raconter certaines choses, soit sur moi ou soit sur le vécu là bas, probablement ! Mais ce sont des souvenirs très épars, puis lointains, et puis non, non. Non. Non, ils sont Français ! Ils sont nés en France, ils vivent comme je vis, non, non, non, non. Non, non. Non, non, y a plus aucun rapport ! Y a pas, me concernant y a aucune nostalgie ! Aucune ! AD :Mais je parlais de vos enfants ! ANON :Oui mais justement ! Si y avait une nostalgie je leur en aurai parlé ! Mais on est tellement impliqués dans la vie courante que de toute façon… Enfin, impliqués dans le sens où on va travailler, on paie nos impôts, on fait tout ce qu’il faut quoi, pour être tranquille, mais on est tellement dedans que finalement, tout ça reste du passé, c’est… puis le passé, on vit pas dedans. AD :Et justement, à partir de quand vous vous sentez, on va dire intégré, puisque vous avez utilisé le terme ? Est ce que vous pouvez dater, ou dire un moment, qu’est ce qui s’est passé ? ANON :Ben c’est assez bizarre, c’est… Parce que j’ai traversé tout de même des périodes, lors de mon premier mariage, je m’en souviens, je m’en souviens… la petite a eu un tonton qui me traitait de marron ! J’étais un marron ! AD :Marron ? C'était un peu injurieux, c’est ça ? C'était quoi, ça voulait dire quoi ? ANON :C'était une insulte ! Ben je suis pas blanc ! Ben je suis marron ! Voilà (il rit) ! Donc ça a été ça, ça a commencé comme ça, peu importe de toute façon, je l’ai conquise, je me suis marié, j’ai eu des enfants avec elle, on a divorcé après mais ça c’est autre chose, euh… et à partir de là, je me suis dit, mon vieux faut que tu fasses quelque chose. AD :A partir du divorce ? ANON :Non, à partir du moment où on m’a traité de marron. Je devais avoir dix sept ans et demi, oui, dix huit ans. Ça m’a marqué, ça. Et à partir de là je me suis intéressé à la politique, et j’ai voulu combattre tous ces connards. AD :Et c’est ça qui vous a fait vous sentir complètement appartenir à ici ? ANON :Tout à fait. Tout à fait. Et mon intégration s’est faite et par le sport, à la limite, un peu, et par la politique, et par ce que j’ai pu développer comme idées politiques personnelles, en fait. AD :Vous avez milité, aussi ? ANON :Non, jamais. Jamais. Je milite pas, parce que… on s’aperçoit que ça sert plus à rien… AD :Mais vous auriez pu être élu, ou je ne sais pas… ANON :Non ! Non, non. AD :C’est plutôt des réflexions personnelles, quoi. ANON :Tout à fait, complètement personnelles. Et puis je suis peut-être pas encore tout à fait assez mûr pour pouvoir militer, pour pouvoir encore battre et combattre certaines idées, parce que je pense que je serais plus ou moins violent face au racisme, face à l’extrême droit (il rit), je serais violent. J’ai été violent une fois, non, sans coups, sans rien, mais uniquement verbalement, parce qu’on m’avait gonflé, je pouvais pas résister, le type à côté n’avait plus d’arguments et il a fallu que je donne mes arguments, quoi. Voilà. Mais ça a été violent. Voilà, on en revient à tout ce que je vous ai dit jusqu’à présent, quoi, c’est… AD :D'accord. ANON :C’est un peu… C’est compliqué, moi je trouve (il rit), de pouvoir vivre en totale harmonie avec soi, en fait. C’est pas évident d’avoir les bonnes directions, les bonnes voies, les bonnes… C’est une réflexion, quoi, une réflexion continuelle. On va voir ! AD :ça vient avec l’âge ! ANON :C’est exactement ce que je me dis ! AD :Vous êtes sur la bonne voie alors ! Tout le monde est sur la bonne voie (rires) ! ANON :Je suis dans la bonne voie (il rit) !