Interviewé anonyme 3
Enquête orale
Exposition Pieds noirs ici, la tête ailleurs
Date : 04 July 2011
Enquêteur : Alexandre Delarge
Retranscription: Elsa
Alexandre Delarge : Vous habitiez où, alors ? ANON : Alors on habitait Oran. Alors, Oran, en Algérie, c'était placé assez près du Maroc, près de Tlemcen, Sidi-Bel-Abbes, enfin c'était une ville très européenne, d’après ce que j’en ai le souvenir et d’après ce que j’en ai vu, bien sûr, et puis ce qu’on m’a raconté, mais c'était une ville très européenne dans le sens où y avait déjà des immeubles d’importance. C'était vraiment la ville, c'était vraiment la ville. En plus c'était une ville où on parlait presque plus espagnol que français, puisque ça avait été un petit peu… enfin, beaucoup d’Espagnols étaient venus… Et puis ça avait été colonisé je pense à un moment donné, mais je mets pas de date parce que je ne saurais pas dire. Avant qu’il y ait l’Etat français qui vienne s’occuper et puis… de l’Algérie, et puis prendre appui sur l’Algérie. On parlait espagnol c’est vrai, il y avait des musulmans mais il n’y en avait pas tant que ça. J’ai cette impression que nous étions plus d’Européens que de musulmans. Alors que dans notre… lorsqu’on discute avec certains amis, de Constantine, d’Alger, ils ont tendance à dire que c'était plutôt trois quarts un quart ou moitié moitié, mais nous sur Oran j’avais l’impression que… nous étions, c'était plus européanisé. Donc la… les souvenirs d’enfance que je peux avoir sont des souvenirs qui sont… agréables ! Ce n’est que des souvenirs agréables ! Je n’ai pas de souvenirs, euh… à part vraiment les dernières années, entre 1961 et 1962, où peut-être il y a eu des exactions qui de part et d’autre ont été néfastes pour l’ambiance, mais le tout début de ma vie, j’ai trouvé ça… C’est un souvenir que je garde en moi, et… peut-être que c’est le souvenir que tous les enfants qui habitent à un endroit gardent, hein, c’est sûr, mais l’Algérie à cette époque, il y faisait bon vivre ! Mes parents n’étaient pas très riches, c'était des employés, ma mère travaillait, déjà, donc c'était une époque où les femmes travaillaient peu, et j’ai vu ma mère travailler tout le temps, elle était comptable. Mon père travaillait dans le tertiaire… enfin, il était décorateur, mais son job de décorateur pour l’opéra d’Oran, il était aussi ténor à l’opéra, donc euh… tout en décorant il était aussi ténor amateur, donc il chantait aussi quelquefois dans certaines opérettes, et on a été bercés mon frère et moi avec beaucoup d’opérettes et d’airs d’opéra. Et après il a été toujours dans la décoration, mais pas à son compte, euh… pour un employeur d’Alger, et donc il était directeur d’une fabrique d’ameublement métallique. Donc papa et maman travaillaient, donc c'était euh… c'était une vie confortable, on peut pas dire que c'était très aisé mais c'était confortable. Et euh… donc voilà, mon cursus scolaire a été moyen, euh… (il rit) j’ai pas traîné trop longtemps dans les écoles, parce qu’après… voilà, je passe un peu, mais juste pour un peu situer le… l’ennui de ce cursus scolaire qui a été un peu saboté, c’est qu’avec les évènements, au bout d’un moment les écoles ne fonctionnaient plus, ce qui fait qu’à l’école j’avais pris beaucoup de retard et quand on est rentrés en France y a eu un décalage terrible avec les petits Français, quoi. Les petits de… j’arrive pas à trouver le… de France, quoi. Enfin, j’allais dire… y avait un mot qui allait avec, je sais pas. Bon. AD : Je sais pas… Métropolitain ? ANON : Métropolitain, voilà (il rit). Et donc mon cursus scolaire a été agréable aussi, donc de ce côté là beaucoup d’amis, très mélangés, c'était des écoles où tout le monde était mélangé, musulmans, Français, donc y avait des filles, y avait des garçons, enfin on n’était pas ensemble, mais… euh… le mixage n’était pas fait comme aujourd’hui… la mixité n’était pas faite comme aujourd’hui mais il y avait des cours mixtes, enfin des cours de filles à droite, de filles à gauche, enfin de garçons à gauche, et puis voilà, et on se rencontrait. Au niveau ambiance, je n’ai que des bons souvenirs. Je ne peux pas dire que… Je crois que c'était des souvenirs de jeux, des souvenirs de rencontres, de gens… qui étaient tout à fait plaisants. Alors ça c’est… Je vous parle de la petite enfance, de ce que je me rappelle. Alors, on habitait Oran, on habitait la banlieue d’Oran qui s’appelait Ekmul. Ekmul était le haut d’Oran, c'est-à-dire que quand… pour ceux qui connaissent Oran, c'était près des arènes. AD : ça s’écrit comment ça ? ANON : Ekmul ? E, K, M, U, L. Et… et donc euh… c'était près des arènes, donc c'était un endroit où y avait du passage, y avait de grandes avenues, et les jours de corrida, par exemple, ça drainait beaucoup de monde, donc on avait vraiment… beaucoup de passage, euh… A cette époque, entre huit et dix ans, j’étais plutôt solitaire, mes parents qui par exemple le dimanche allaient voir la famille, moi j’étais plutôt enclin à rester avec mes amis dans le quartier, et je trainais dans la rue, parce qu’arrivée une certaine heure les parents prenaient leurs enfants, les amenaient à la plage ou un truc comme ça, et puis moi qui était resté seul, ben alors je restais chez l’épicier, tout ça, y avait toujours quelque chose d’ouvert, c'était… bon, j’étais… j’étais un peu gardé par eux, quoi, hein, donc voilà. Et c'était très… AD : Et dites moi, vous avez dit que l’école avait été perturbée, ça veut dire quoi qu’elle a été perturbée ? Qu’est ce qui s’est passé ? ANON : Ben, c'est-à-dire que, quand je suis rentré en sixième, j’étais déjà pas en avance mais j’ai… quand je suis rentré en sixième c'était déjà en 1960, euh… sixième, 1959-1960, j’ai fait une année de sixième, et tout de suite après la cinquième a été un peu… tronquée, parce que euh… en milieu d’année, disons en milieu d’année, les écoles ont été fermées. C'était dû aux attentats et aux actions qui pouvaient être néfastes pour les… pour les enfants, donc ils avaient préféré laisser les écoles pour en devenir des casernes, ce qui fait que… je suis resté pratiquement une bonne année, si c’est pas une bonne année et demie, sans aller à l’école. AD : Pratiquement jusqu’au départ ? ANON : Pratiquement jusqu’au départ. Alors bon, mes parents m’ont donné des cours avec un oncle qui était instituteur, et qui essayait de maintenir une certaine cohérence par rapport aux études, mais c'était pas ça, je pensais surtout à jouer et puis à aller à la plage avec mes… les parents de mes amis, ou mes parents, et puis euh… c'était pas comme la rigidité de cours scolaires réguliers, quoi. Mon frère qui était plus âgé lui avait été envoyé en France. Dans une… en pension, et il a passé son bac à Nice, donc lui, ayant une tranche d’âge un peu plus élevée, a eu entre guillemets plus de chance que moi, si on peut appeler ça… AD : Parce qu’il avait combien d’années de plus que vous ? ANON : On avait trois ans… trois ans de plus, quoi, voilà. AD : Donc quand vous étiez en sixième il était en… c'était déjà pratiquement le lycée, quoi ! ANON : Oui, en seconde, oui, oui… c’est le lycée, oui, oui. AD : Enfin ce qu’on appelait… ANON : Oui, c'était le lycée, oui. Donc euh… donc voilà. Donc voilà, le… en ce qui concerne l’école, ça, ça a été un problème parce que ça m’a limité, quoi. Après, je suis rentré ici, en… en métropole, je suis rentré, j’ai voulu faire une quatrième mais j’étais complètement déphasé par rapport aux autres, et puis je suis rentré dans un lycée technique et puis voilà, j’ai appris un métier, mais qui m’a pas servi à grand chose, c'était vraiment… le fait de rentrer quelque part, il fallait caser les enfants, quoi. Ce qu’ont fait les parents a été un peu… eux aussi avaient d’autres choses à fouetter, et c'était de trouver une situation, un logement, et donc les enfants on les a placés tout de suite où on pouvait, et puis… Et la vague a fait qu’effectivement, on se retrouve dans un collège technique, où on apprend un métier, moi j’ai appris la chaudronnerie, et euh… mais on s’est retrouvés avec des copains pieds-noirs… Y en avait beaucoup, quoi ! Alors c’est devenu trois ans de chaudronnerie où là aussi c’est passé comme une lettre à la poste, mais j’ai… j’aurais dû réfléchir avant et me dire que c'était quelque chose que j’étais pas sûr de faire, euh… après, mais l’ambiance était tellement bonne que, ben je suis allé jusqu’au CAP, et après, euh… j’ai pas fait long feu dans la chaudronnerie parce que ça ne me plaisait pas vraiment, je… j’aimais pas trop ce… j’aimais pas trop l’usine, quoi, voilà hein ! Et donc, euh… voilà, bon, après, j’ai évolué différemment, mais… donc voilà. Mais pour resituer l’Algérie, et avant le départ, euh donc voilà, nous vivions donc à Ekmul, dans une… oh, c’est une petite banlieue, qui pourrait ressembler à Fresnes, hein, avec des petits bâtiments un peu comme ça, assez grands, des petits terrains vagues, des… des jardins, je vous ai dit, l’arène était pas loin, y avait aussi des casernes, des casernes de tirailleurs, de deuxième classe, tout ça. Donc tout ça faisait une ambiance un peu hétéroclite et l’ambiance était très… très, très bonne, et alors pour des enfants… Les parents, eux, travaillaient, euh… je sais pas, j’ai pas eu connaissance que mes parents se soient plaint trop de la chaleur ou autre, mais pour les enfants, c'était un terrain de jeu formidable, quoi, moi je me suis… j’ai vraiment… enfin quand j’en parle, j’en parle avec joie parce que je… j’ai vraiment profité de ma petite enfance, quoi. AD : Pour revenir à l’école, vous dites que c'était mélangé ? Mais vous avez commencé à disant qu’à Oran au fond il y avait peu de musulmans ? ANON : Oui ! AD : Donc à l’école, y avait peu de musulmans ? ANON : Y avait peu de musulmans, mais y en avait. AD : Et donc dans vos amis, vous aviez des amis… ANON : Ah non, y avait des amis musulmans ! Que si vous me dites aujourd’hui, est ce que vous en avez retrouvé, même sur Facebook je saurais pas dire ! Je me souviens pas. Euh… sur Facebook y a des gens qui retrouvent mon nom et qui se disent, euh… bon, je n’y vais pas parce que j’ai pas souvenir. Alors peut-être qu’en les voyant… je sais pas. Mais enfin, ça s’est pas fait, mais disons que oui, oui, y avait toujours, dans toutes les classes, et des amis très chers avec qui j’étais… enfin avec qui on… j’allais chez les parents ou eux venaient à la maison, c'était pas… c'était pas un problème ! Y a jamais eu de problème, à mon niveau et même avec mes parents y vraiment jamais eu de problème. Maintenant, après, l’animosité faisant, petit à petit effectivement c’est l’ambiance qui rend les choses plus agressives et plus… et plus… et plus strictes, si on peut dire, mais jusqu’à un temps, jusqu’aux dernières années je crois, jusqu’en 1960, je crois que j’ai pas… j’avais toujours mes amis musulmans avec qui on… on se fréquentait… Après, bon, mes parents ont changé d’environnement. Ils ont préféré trouvé un environnement plus… plus centralisé. Donc en 1960, voilà, mes parents ont trouvé un appartement en ville, déjà ça a coupé aussi avec… mon petit clan de copains, quoi, ce qui fait que ça m’a un peu plus porté à étudier et à essayer de m’améliorer plutôt que de rester le petit… le petit gars de la rue. Bon, entre guillemets bien sûr, hein, parce qu’ils ne m’auraient pas… jamais laissé trop dehors, mais bon voilà. AD : Et c'était un quartier plus européen, peut-être, au centre ville, non ? ANON : Centre ville, oui ! C'était plus… Non, le centre ville, le côté intéressant du centre ville, c’est de… c’est le fait d’avoir tout à portée de la main… C'est vrai que lorsqu’on est un petit peu retiré, euh… mais tout était près, c'est-à-dire que quand je dis ça, c’est de la blague, quoi, parce qu’en fait, ça se faisait à pied, ça se faisait pas… Aujourd’hui vous dites… C’est ça, aujourd’hui on prendrait la voiture pour aller au marché, tandis qu’avant on le faisait avec plaisir en allant à pied, quoi. AD : Mais vos parents ont déménagé pourquoi ? ANON : Ah ! Parce que les évènements se faisant… voilà, y avait des quartiers qui commencaient à être plus… qui bougeaient un peu plus, y avait plus d’évènements, y avait plus d’attentats au plastic, de… Et comme là où on habitait à Ekmul c'était un peu plus musulman… enfin, c'était européen mais y avait tout de même, très près, disons, ce qu’on appelait le quartier musulman, qui n’était pas loin, suffisait de descendre quelques escaliers et tout un pan de quartier était musulman. Ce qui fait qu’après avec les évènements effectivement on se sentait plus rassurés en se rapprochant de la ville que… mais entre guillemets encore, il faut pas… je pense pas que ce soit ça qui nous ai fait quitter, c’est le fait qu’on ait eu besoin de place. L’appartement étant petit, nous étions… avant que mon frère ne quitte, on était quatre et on avait un trois pièces, et ma maman voulait avoir quelque chose de plus grand, voilà. Donc je crois que c’est plutôt ça, et la centralité ! Je pense que le fait d’habiter en pleine ville, ça avait ce côté sympathique de… d’être près des amis et puis de… du confort de la ville, c'est-à-dire euh… des cafés, des restaurants, enfin de toute l’ambiance que peut apporter une ville, quoi. AD : Et vous avez été en butte à ces problèmes de… d’attentat, de… de ce qui s’est passé… ANON : Bien sûr qu’on a été… de loin ou de près, on a été touchés, moi je crois qu’avant que mon école ferme, le dernier souvenir que je peux avoir, et l’école a fermé tout de suite après, c’est les attentats qu’il pouvait y avoir entre les activistes de l’OAS contre les musulmans et ça, ça se faisait au vu et au su de tout le monde, sans que personne intervienne. Enfin, je n’ai jamais vu personne intervenir. Et quelquefois on arrivait… ça c’est un souvenir que je pourrai pas effacer, mais en rentrant à la maison, dans l’autobus, voir quelqu'un être tué par un groupe qui arrive, comme ça, simplement parce qu’il est musulman ! Et ça, ça je l’ai vu. Oui, ça je l’ai vu. Et ça, ça marque, et ça, ça marque. Et a contrario, j’ai vu aussi des plastics ou des bombes être mises, enfin j’ai vu ! J’ai entendu, c'était à côté de la maison, après on voit… mais vu, c’est beaucoup dire, on ne voit pas ce genre de chose. Mais a contrario, de l’autre côté, les exactions c'était à peu près la même chose, quoi. A peu près la même chose, alors à puissance un, puissance deux de l’autre côté, à Oran c'était très européen donc y avait certainement plus de gens près à en découdre contre les musulmans que de musulmans à en découdre contre les Français, mais… mais ça, c'était un va et vient, c'était… c'était comme si vous preniez une vague et que vous aviez le ressac ! Alors un coup c’est vous qui descendez, un coup c’est eux qui montent, et les exactions se faisaient comme ça, quoi. Mais à Oran, sans trop. Là encore, il faut limiter les dégâts, c'était pas l’endroit où on se battait le plus, quoi, c'était pas l’endroit… il y faisait bon vivre ! Jusqu’au dernier moment, hein, jusqu’au dernier moment ! Je ne vois pas encore mes parents ou même les amis avoir quitté Oran parce qu’il y avait trop d’exactions, non ! Ils quittaient parce qu’il n’y avait plus de travail ou parce qu’ils sentaient que c'était la fin et qu’il fallait aller ailleurs, et que c'était pas la peine de rester, mais sinon jusqu’au dernier moment on a pris du plaisir, euh… à aller à la plage, à faire des pique niques dans des endroits agréables… Oran était, y avait ce qu’on appelait Santa Cruz, Santa Cruz c’est un peu… enfin c’est un peu ce qui existe à Marseille, c’est cette sainte qui, comme à Marseille, je me rappelle plus le nom de la sainte qui était à Marseille, mais qui domine et qui protège les bateaux qui vont et qui viennent, eh ben y avait la même chose… AD : La Madone ! ANON : Voilà ! Eh ben y avait la même chose, et euh… si vous voulez, tout ce haut de montagne était une forêt, donc on allait pique niquer, ça s’appelait Misarguine si je m’en souviens bien, et c'était un endroit où y avait des petits cours d’eau, des trucs comme ça, et on passait du bon temps ! Et là où on a passé vraiment du bon temps, et jusqu’au dernier moment, c’est à la plage, c’est à la mer ! AD : Mais Oran, c’est pas sur la mer Oran ! ANON : Ah si, c’est sur la Méditerranée ! Vous avez le port de Mers el Kébir qui est… Non, non, Oran était un grand port, et puis pour l’armée française, Mers el Kébir qui était à côté c'était un port de guerre, où les sous marins venaient s’abriter. Mais la côte méditerranéenne d’Oran avait des plages de sable avec des étendues, on pouvait marcher pendant des kilomètres et l’eau ne nous arrivait qu’au mollet ! Et si j’ai un regret, c’est que… bon, l’Algérie après l’indépendance n’est pas faite comme la Tunisie ou le Maroc, ils ont pris une part plus pour le tourisme parce qu’ils avaient de quoi attirer du monde, quoi. De quoi attirer du monde. Mais bon. Ça ne s’est pas fait, ça se fera peut-être plus tard, on verra bien. AD : Et alors pour continuer sur la période algérienne, c'était donc, je vois bien, très gai, très vivant. Mais je me posais la question, par exemple du point de vue des usages, par exemple de la cuisine, c'était quoi vos références, est ce qu’il y avait des plats, des… parce que ça semble faire partir de l’art de vivre, hein ! ANON : Non mais c’est sûr, c’est sûr ! Y avait des spécialités ! Chaque famille avait sa spécialité, mais à Oran y avait des spécialités qui étaient très connues, entre autres y a quelque chose qui existe à Nice et qu’on mange au Vieux port, qui s’appelle la sokha. La sokha c’est un genre de crêpe de farine de maïs, eh ben nous à Oran on avait la même chose, c'était pas en forme de crêpe c'était un genre de flan fait avec de la farine de maïs, et ça s’appelait la kalentika. Et la kalentika, c'était un peu le repas du pauvre, mais aussi de l’ouvrier. C'est-à-dire que les vendeurs de kalentika passaient avec leur chariot, et passaient d’usine en usine ou d’école en école, et bien sûr avec leurs cris, « Kalentika, kalentika », et tout le monde venait, ils ouvraient un morceau de pain, ils mettaient un morceau de kalentika, du sel, du poivre, et c'était bourratif, comme un flan, hein, mais c'était délicieux. C'était délicieux. Alors ça c’est un plat, c’est le plat de l’Algérie, d’Oran et d’Alger. Les autres ils connaissent pas, parce que mes amis constantinois ils connaissaient pas, euh… Après, dans les plats classiques, bien sûr à Oran c'était la paëlla. La paëlla valenciana, c'était le plat traditionnel pour aller à la plage, et on mangeait tous ensemble un plat de paëlla. AD : Qu’on cuisinait sur place, alors ? ANON : Ah oui, souvent oui ! Nous ce qu’on appelait… On allait aux cabanon, on disait, on allait au cabanon, c'était un café sous forme de cabanon, c'est-à-dire y avait une grande salle avec un babyfoot et un… et de quoi jouer au ping-pong, et puis après, on avertissait un peu avant le directeur de cet établissement, en lui disant, voilà, on vient à dix, on vient à quinze, vous nous faites un paëlla, et puis il préparait… Après le bain on venait tous manger… Et c'était vraiment… un vrai régal. Bien sûr je vous passe les pastèques, alors ça et les melons c'était à profusion, mais non, sinon le plat aussi… bien sûr si j’oubliais le couscous ce serait… ce serait… ce serait pas bien, mais bien sûr le couscous traditionnel… Bon, moi je suis d’une famille israélite donc c'était un couscous bien précis, à la viande, aux boulettes, avec une farce bien précise que maman faisait… AD : Elle faisait ça ? Tout de même vous faisiez du couscous ? ANON : Ah oui, bien sûr ! Bien sûr ! Le couscous, c’est traditionnel, c’est traditionnel chez tous les Orientaux, là… enfin, sur beaucoup ! Mais euh… ou sinon, des plats, après, des plats simples, des plats… des plats courants… mais souvent des plats à consonance espagnole, comme la tortilla, l’omelette espagnole, pommes de terre et œufs qu’on bat et… voilà. Et les mamans pieds-noirs, en général, enfin je sais pas si c’est les mamans, mais puisqu’on parle des pieds-noirs, on va parler des mamans pieds-noirs, ont tendance à être des cuisinières hors pair. C'est-à-dire qu’avec un rien elles arrivaient à faire des choses incroyables. Et je me rappelle papa qui rentrait quelque fois avec des gens qui venaient pour, euh… commercer avec lui, donc il les invitait chez lui, et en moins de deux, c'était toujours par surprise, y avait pas le téléphone portable à l'époque, donc il arrivait comme ça, et souvent avec rien elle arrivait à faire des choses incroyables, et je crois que, bon, voilà, ça c’est le genre de chose qu’on a peut-être un peu perdu. Maintenant on achète tout fait, donc c’est autre chose. C’est le modernisme (il rit) ! AD : Et donc chez vous on mangeait des choses très diversifiées ? ANON : Oui, absolument. AD : Du couscous à la paëlla en passant par je ne sais quoi. ANON: Oui, oui, bien sûr. Tout ça, couscous, paëlla et gros plats, alors bon… AD : Oui, on mangeait pas ça tous les jours. ANON : Oui, on mangeait pas ça tous les jours, parce que bon, on avait aussi des plats comme… Ici on dirait un cassoulet, un cassoulet toulousain, vous voyez ce que c’est, c'est-à-dire plat de haricots avec des saucisses, des trucs, alors nous on appelait ça la Tachina. C'était exactement la même chose, c'était quelque chose qui cuisait pendant six, sept, huit heures, et qu’on mangeait le samedi midi ou le dimanche. Et qui pouvait être remangé, plus elle était cuite, plus elle était bonne… Mais ça, c'était les gros plats. Mais sinon la cuisine en général était une cuisine du midi ! Beaucoup de tomates, concombres, oignons… voilà, huile d’olive… Non, non, c'était ce qu’on voit… Bon, c’est la vie du midi, quoi. Du soleil. AD : Je voulais revenir aussi sur… c’est quoi l’histoire de votre famille, au-delà de vous ? C’est quoi d’où vous venez ? ANON : Eh ben nous… euh… Ben pour ceux qui savent pas, mon nom vient du Maroc espagnol. Donc il vient de la frontière espagnole marocaine, qui est Melhia. Mes arrière-grands-parents viennent de ce pays, que je ne connais pas, mais qui est frontière avec le Maroc, et ils sont descendus pour une conjoncture économique, quoi. AD : Ils sont descendus d’où ? ANON : Du Maroc, enfin, d’Espagne, Maroc, puis Oran pour travailler, quoi. Et donc… Donc mes grands-parents étaient déjà… Mes arrière-grands-parents… Je pense que ce sont mes arrière-grands-parents qui venaient du Maroc espagnol, et que mes grands-parents, eux, étaient déjà installés à Oran. AD : Sont nés sur place. ANON : Sont nés sur place. AD : Vos grands-parents. ANON : Mes parents sont nés à Oran et moi je suis né à Oran. Euh… bon. Quand je dis que mes parents sont nés à Oran, mon père est né à Oran, ma mère est née dans un petit village qui n’était pas loin, mais bon, voilà, dans l’Oranais quoi. AD : Des arrière-grands-parents il doit y en avoir huit, normalement. Ils ont tous à peu près la même histoire ? ANON : Alors… par contre, je connais bien… je connais d’où vient mon nom. De l’autre côté, je pense que c’est un peu la même chose, mais je n’en suis pas très sûr. Parce que en fait une grande partie encore de la famille de ma mère habitait le Maroc, Casablanca. Donc je pense que les arrière-grands parents eux aussi habitaient le Maroc, et je pense que ce ne sont que les parents qui sont venus habiter… Mais, alors ça c’est avec un point d’interrogation, je ne suis pas… AD : Mais c’est encore une histoire similaire, quoi. ANON : Oui, à mon avis c’est toujours une histoire économique, ce n’est jamais… j’ai pas entendu parler de pogrome ou autre qui les aurait fait être précipités ailleurs ou je ne sais quoi, non, c’est pas ça du tout. AD : Non, ce que je voulais dire, c’est qu’ils auraient pu venir de Malte, ou je sais pas d’où… ANON : Ah non ! Ah non, non ! Alors là, aucun n’est venu d’ailleurs. Alors vous dire que ce qui sont d’Espagne sont venus d’ailleurs, ça c’est possible, mais alors là je saurais pas vous dire d’où. AD : Oui, enfin on ne va pas remonter… Donc voilà, en gros c’est ça. ANON : Et… donc voilà, on a parlé de l’art culinaire, donc voilà, c’est un… c’est un art très méridional, quoi, ça ressemble beaucoup à ce qui se fait à Nice, enfin on retrouve… Quand nous sommes arrivés à Nice par exemple, en 1962, on a été accueillis par des parents qui étaient déjà là, qui étaient sur Nice, je peux vous dire qu’on a été surpris de retrouver à peu près les mêmes us et coutumes, quoi, donc on n’a pas été dépaysés, et on a été… ça a tout de suite fait chaud dans notre cœur parce qu’on s’est tout de suite mis dans le bain ! Par contre il n’y avait pas de travail, et mes parents ont été appelés à monter à Paris, ou descendre à Paris, je ne sais pas comment… AD : Oh, ça dépend. ANON : Voilà. Descendre à Paris, parce que ma mère avait… mon père n’avait pas de famille mais ma mère avait toutes ses sœurs à Paris, et elles avaient déjà trouvé, elles, emploi ou autre travail, et elles nous ont accueilli, et à partir de là, ben, ils se sent refaits, ils ont trouvé eux aussi, ils ont eu de la difficulté à trouver du travail, mais ça n’a pas non plus traîné beaucoup. Le seul… le plus ennuyeux ça a été le logement, d’abord. Je crois que c'était plus ça que le travail. Parce qu’elles avaient, je crois que ma mère avait trouvé tout de suite trouvé à nous caser, c'est-à-dire moi me trouver une école, mon frère a continué ses études, il a fait des études de médecine, donc il est rentré en université, tout ça, il a continué ses études, moi j’ai trouvé mon école, et puis voilà On a commencé notre vie de petits Français adoptifs, et puis voilà, c’est… AD : Et… alors donc, vous êtes restés combien de temps à Nice ? ANON : Oh très peu, trois mois, trois mois. AD : Ah oui, trois mois, donc le temps de… ANON : Oui, oui… J’avais quatorze ans lorsqu’on est arrivés à Nice, on est remontés tout de suite, l’automne on était déjà à Paris, et puis l’hiver était un hiver glacial, 1962, alors, c'était… pour nous, ça a été… ça a été terrible. Terrible. Surtout qu’ils m’avaient trouvé un lycée, enfin un collège à Versailles, donc il fallait prendre le train tout ça… Je crois que j’ai passé mon temps en congé maladie, comme on peut dire (il rit). AD : Et qui est ce qui vous a accueilli à Nice, alors ? Comment ça s’est passé ? Vous avez pris quoi, le bateau ? ANON : Oh ben écoutez… on a pris… alors bon, quand on a quitté l’Algérie… bon…quand il a fallu quitter l’Algérie, mais ça ça a été une décision… parce que mes parents commençaient à tourner en rond, leur situation devenait de plus en plus… difficile, beaucoup de… AD : Economiquement ? ANON : Oh oui, économiquement, parce que beaucoup de… leurs employeurs, eux, étaient déjà partis, beaucoup de notre famille étaient déjà partis, et donc on tenait… mes parents tenaient plus ou moins les boutiques de ces employeurs. Ils les ont tenu tant qu’ils ont pu, mais après… bon, y a pas d’approvisionnement, soit en matériaux, soit pour les meubles métalliques, mais… bien que c’est pas ça, en fait les gens n’achetaient plus, quoi, arrive un moment où y avait pas d’argent qui circulait ! Ma mère était comptable, elle travaillait dans une entreprise qui fabriquait du tissu indigène. Donc c'était du tissu qui se vendait aux musulmans, et les gens qui achetaient ce genre de tissu c'était des gens qui venaient du sud et qui ne descendaient plus parce que ce n’était plus le moment, donc, arrivé un moment, on tenait la boutique mais on ne pouvait plus assurer. Et puis on sentait bien que… enfin mes parents et les adultes qui étaient là sentaient bien qu’il se passait quelque chose et qu’il fallait bouger, euh… bien que beaucoup nous disaient, non ne quittez pas, ça va pas… rien ne va vous bouleverser, tout va bien se passer et tout ça. Bon. On a… ils ont pris leur décision, ils ont fermé leur appartement, on a pris chacun une valise et on est partis, mais on est partis par l’aéroport. On est partis par avion. Donc on a attendu, je crois, pratiquement une bonne journée avant de prendre l’avion, un petit peu en extérieur chez beaucoup de monde et puis après, petit à petit ça a avancé comme ça, euh… mais bon, ça n’a pas été non plus… AD : Et c'était quand ? C'était quelle date ? ANON : Juin 1962. Juin 1962, fin mai-début juin 1962, oui. Et nous sommes arrivés à Marseille, Marseille, directement à Nice puisque le frère de mon père était à Nice, et il s’occupait de, il était… régisseur de l’immeuble de l’université de Nice. Donc euh… à cette époque c'était les vacances scolaires et y avait plus rien. Et il nous avait logés au départ dans une des classes de l’université, quoi, voilà. AD : Donc lui il était installé depuis longtemps, il n’était pas Algérien, lui ? ANON : Ah non, non, lui il était parti un an ou un an et demi avant, quoi. Voilà. Lui c'était organisé un peu plus tôt… AD : Parce que lui avait senti… ANON : Ben oui, parce que bon, vous savez c’est une question, après c’est une question de travail. Des gens sont partis de plus en plus tôt parce qu’ils voyaient que leur commerce ou leur travail périclitait, donc, s’il n’y avait pas de débouchés… Ceux qui ont pu tenir, ce sont ceux qui avaient une assurance encore d’avoir un salaire, et ils sont restés le plus longtemps possible, quoi. Ça a été un peu… Et puis mes parents ont été garants des entreprises de… de leur patron, et en fait eux étaient d »jà partis. Eux étaient en France, et bon… Je dis pas qu’ils ne se souciaient pas de leurs entreprises, ils avaient des revenus qui rentraient mais ils se préoccupaient pas s’il y avait un danger ou non, euh… Jusqu’au moment où ils ont fermé les volets, et voilà ! Et nous, nous sommes partis un peu comme ça, on a fermé notre appartement en laissant tout, après, nos meubles… Des amis qui étaient après l’indépendance…, qui étaient là, nous ont envoyés notre cadre… AD : Vous avez tout récupéré ? ANON : Oh oui, oui, en partie, oui. AD : Ah oui ! ANON : Sauf mon pistolet à plomb (il rit). AD : ça vous évitait de faire des bêtises (il rit). ANON : Et donc… Et donc voilà, ça c'était le retour en 1962, on a été accueillis, alors on a été accueillis sur Nice, alors vous savez, Nice a ce côté merveilleux c’est que c’est toujours en mouvement, y a toujours quelque chose qui s’y passe, et quand on est arrivés, c'était le Lion’s Club qui donnait son… c'était le congrès du Lion’s Club, et alors c'était les majorettes américaines, c'était des orchestres… Alors je peux vous dire que pour des yeux de petit pied-noir qui arrivait, c'était extraordinaire ! Et c'était les premiers goûts des milk-shakes, qu’on connaissait pas… ça, voilà, ça ce sont de très bons souvenirs, qui restent… Alors après les parents, bon, tant bien que mal ont essayé de travailler sur Nice, mais ça n’a pas fonctionné, euh… en fait, ce qu’il faut dire aussi, c’est que mon père et ma mère avaient une très grande différence d’âge. Y avait quatorze ans de différence d’âge entre mon père et ma mère. Ce qui fait que mon père avait déjà presque la soixantaine quand on est rentrés, et donc pour trouver un travail c'était plus difficile, et ma mère a eu plus de facilité, avec son métier de comptable. Mais Paris a été une terre d’accueil plus satisfaisante, quoi. Dès qu’on est arrivés à Paris, soit parce que y avait la famille soit parce que y avait plus de connaissances, et là, hop, y a eu un brassage qui s’est fait, et tout le monde a trouvé sa place, quoi, tout le monde a commencé à travailler. Maman faisait trois, quatre comptabilités au départ et puis après elle a trouvé un job dans une bonne entreprise et puis après voilà, quoi, c’est parti. AD : Parce que les sœurs de votre mère elles sont arrivées à peu près au même moment ? ANON : Elles ? Oh, là, non ! Elles étaient là depuis longtemps. Y en a une qui habitait le Maroc, pas l’Algérie, donc qui était implantée à Paris depuis une bonne dizaine d’années, une autre qui habitait l’Algérie mais qui était partie deux ans avant, donc ils avaient réussi à s’implanter. Donc voilà. Eux avaient déjà préparé le terrain pour ceux qui arrivaient les tous derniers, quoi, voilà. Et voilà, ça a permis d’avoir un prêt logement, après on a vécu à deux, trois familles dans un pavillon, alors là aussi, c'était… pour les enfants, hein, je dis pas pour les parents, mais pour les enfants c'était merveilleux ! Pour les parents, y avait la promiscuité qui était gênante, et puis… je suppose qu’il y avait des tensions parce que chacun avait envie d’être… avait ses prérogatives et tout ça, je comprends, mais pour les enfants c'était un terrain de jeux magnifique, quoi ! On se retrouvait avec des garçons et des filles du même âge, et c'était… c'était très bien, c'était… le début de l’époque de Johnny Halliday, donc on… (il rit). AD : Parce qu’il y avait beaucoup de solidarité au sein de la communauté pied-noir ? Là, à ce moment là, ou plus tard ? ANON : Ecoutez, en général, je pense que… Enfin, à part si je… si je reprends un petit peu les clichés, mais… en général, moi ce que j’ai vu… déjà, la… le fait que les familles entre elles s’entraident, c'était déjà une très bonne chose, quoi, que la sœur de l’un aide sa sœur, son frère ou le copain, ça c'était… et ça ça se fait très naturellement, et ça je ‘lai vu avec mes parents. Maintenant, quand on voit autour de soi, je pense qu’il y a eu une entraide même de la part de la communauté métropolitaine qui… qui pour certains ont bien aidé les arrivants, parce que bon, c'est vrai qu’on est arrivés en masse, pas en petites quantités, hein ! Et… et à cette époque, effectivement ça a pu en effrayer plus d’un, mais euh… mais effectivement, j’ai l’impression que les gens se sont petit à petit fondus dans la population, avec leurs us et coutumes, c’est vrai, mais bon, ils ont rentrés dans le jeu et ils se sont mis à travailler. AD : Mais par exemple le pavillon à Gani, donc c'était pas la famille, là, c'était des… ANON : On s’est retrouvés avec des amis, c'était pas la famille mais c'était des connaissances. AD : Des gens que vous connaissiez de là bas ? ANON : Oui, qu’on connaissait, oui. AD : Et donc vous vous êtes retrouvés, vous avez loué un pavillon… ANON : Ben, le pavillon, non, nous a été prêté par… là aussi, par quelqu'un qui, elle, était en France depuis… une vingtaine, trentaine d’années, quoi, c'était des gens qui étaient professeurs d’université et autre, qui avaient ce pavillon et qui nous l’ont prêté, c'était leur résidence secondaire, à l'époque, pour ceux qui habitaient Paris, à Gani était encore une résidence secondaire. Donc euh.. ; Et euh… et on a tenu ce pavillon pendant deux trois mois, après chacun a trouvé le temps de se retourner, de trouver… Alors nous, je crois que le premier appartement qu’on a trouvé, c’est boulevard Saint-Marcel, dans le treizième, après boulevard Blanqui, puis après on a eu un appartement par les HLM à Montreuil. AD : Toujours avec vos parents, là ? ANON : Oui, oui, toujours avec mes parents. Donc voilà, y a eu ce petit échelonnement avant d’avoir l’appartement qui a été l’appartement où mes parents ont vécu jusqu’à leurs derniers jours, quoi. AD : Et c'était quand, ça, le dernier, là où ils se sont stabilisés ? ANON : Ils se sont stabilisés à partir de… disons, on est arrivés en 1962… disons 1964, on a eu cet appartement, jusqu’à leur décès en 1988, 1988-1990, quoi, voilà. AD : Donc entretemps y a eu trois quatre logements, quoi. ANON : oui, trois logements, c’est tout ! Oui, avec Gani ça fait quatre, ça fait cinq avec Nice, oui AD : Nice, vos sœurs qui vous hébergent, à Gani… ANON : Mais tout ça c'était… oui, oui, les vrais logements, je pourrais dire trois, quoi, où on était que la famille, voilà. Parce qu’après Nice c'était aussi un mélange de… on était deux familles, euh… Gani on était trois familles… AD : Donc dans l’ordre c'était quoi, Nice, Gani… ANON : Nice, Gani, avec Paris un tout petit peu, Saint-Germain-des-Prés, je vous dis pas, hein, c'était très bien (il rit), mais ça n’a duré qu’un mois, c’est parce qu’un appartement était vide, et on a pu… voilà, on nous l’a prêté, parce que c'était comme ça, quoi, à ce moment là tout le monde était dans l’entraide, quoi, voilà. AD : Et justement, comment vous avez senti l’accueil de la part des métropolitains, assez généralement, pas seulement l’accueil en termes d’hébergement ou autre, mais la réception ? ANON : Euh… Je vais dire franchement, moi en tant que gosse, adolescent de quatorze ans, je ne me suis pas trop rendu compte s’il y avait animosité ou autre. Moi j’ai trouvé ça… on a quitté un endroit, on s’est retrouvés dans un autre endroit. Mon frère et moi… Lui il était plus habitué que moi, puisqu’il était là depuis… deux ans, à Nice, euh… en fait, le fait de retrouver les petits copains… Parce qu’en fait, sur Nice, vous ne… et Marseille et tout ça, vous n’entendiez que des klaxons Algérie Française, et on avait l’impression, on était revenus à Oran ou Alger, ce qui fait que très franchement, moi je n’ai pas senti d’animosité. Et même dans mon cursus scolaire, même après, à aucun moment je n’ai eu d’agression, ou de me dire t’es un pied noir, ou de mon accent dénoté par rapport aux autres, euh… moi non. Mes parents, franchement je n’ai pas entendu mes parents… Ils pouvaient peut-être gueuler parce qu’ils ne trouvaient pas d’emploi, parce que c'était saturé ou parce que c'était… et encore c'était une époque où on trouvait des emplois plus facilement qu’aujourd’hui, et… ils ont pas mis beaucoup de temps… Papa oui, parce qu’il était plus âgé, mais je vois ma mère, elle a trouvé tout de suite du travail. Alors c'était pas du travail à plein temps, elle avait trois, quatre comptabilités à faire, mais bon, elle avait réussi à faire en sorte qu’un salaire tombe régulièrement, papa lui travaillait par intermittence jusqu’au jour où il a été embauché par les rapatriés pour s’occuper de l’administration, de tous ceux qui… AD: Au ministère, vous voulez dire ? ANON : Au ministère des rapatriés. Mais euh… Mais sinon je les ai pas entendu dire qu’ils avaient été mal accueillis par l’épicier, enfin… euh… Je veux pas rendre tout idyllique, hein, mais je dis ce que nous avons ressenti, euh… peut-être que d’autres diront diamétralement la chose d’une façon opposée mais euh… euh… ça n’est pas le cas avec ma famille, on a toujours été bien accueillis, donc je pense que pour les autres, allez, à soixante dix pour cent ils ont tous été bien accueillis, je pense pas qu’il y ait eu d’accrochage… Après, y a des tempéraments, alors le tempérament des gens qui rentraient d’Algérie n’était pas le même que le tempérament des Parisiens, mais ça a apporté au folklore, et le folklore a vite pris, quoi, parce qu’en fait, tout de suite les restaurants se sont ouverts, els gens se sont habitués à manger des plats épicés ou des plats pieds-noirs, ou des plats qui pouvaient avoir une consonance pied-noir, et voilà, c’est devenu la grande mode à un moment donné, et voilà, après tout le monde s’est habitué à tout le monde et je crois que tout le monde s’est mis au travail, et je crois que pour la communauté pied noir installée en France, pour beaucoup, beaucoup ont réussi, beaucoup ont apporté une pierre à l’étrier du renouveau dans cette période, quoi, dans cette période. Donc voilà. Et moi là dedans, une fois rentré en France, j’ai passé trois ans merveilleux en chaudronnerie, bon, mais qui m’ont pas servi à grand-chose, et en fait, ce qui me plaisait, c'était faire ce que faisait mon père. Mon père était décorateur, mais après il a été cadre commercial, et je me disais, ce qu’il fait ça me plaît bien ! J’aime bien parler, donc ça a l’air de me plaire, ça. J’ai encore essayé, mes parents voulaient absolument que j’aie un métier… que ce soit un métier reconnu, donc j’ai fait après un peu d’électronique, un peu d’électricité, trois mois par ci, trois mois par là. Et puis c'était pas ça. Et puis après je suis rentré dans le commercial, et puis voilà. Ça s’est très bien passé. AD : Parce que commercial c'était pas un métier, c’est ça ? ANON : Ben au départ c'était pas un métier pour les parents, c'était… AD : Malgré que votre père fasse ça ? ANON : oui, oui, malgré… Mais c'était pas… c'était pas… voilà, j’avais un frère médecin, ça dénotait, quoi (il rit) ! Dans la famille, c'est vrai que… tous les cousins et cousines étaient pharmaciens, dentistes, docteurs ou… Alors, bien sûr ça dénotait. Mais j’étais j’ai tiré mon épingle du jeu et ils étaient très fiers de moi après, donc voilà, ça s’est très bien passé. AD : Et donc après votre parcours c’est quoi ? ANON : Alors moi, mon parcours après, bon, écoutez après… mon parcours c’est un parcours, ben qui a été privilégié ! Si je conçois qu’aujourd’hui c’est très difficile de faire la même chose, c'est-à-dire que sans avoir de diplôme, j’ai pu rentrer… Alors, ça s’est pas fait du jour au lendemain non plus, mais d’abord je suis rentré dans le disque, je suis rentré à une époque où les disques marchaient très fort dans la variété française, tout ça, et je suis rentré dans une maison de disques qui était une grande maison de disques à Saint-Germain-des-Prés, donc on revient à Saint-Germain-des-Prés qui a été un quartier de prédilection, et donc j’ai travaillé six ans en tant que vendeur, et à partir de là, après, j’étais en train de me dire, voilà, ce que je veux faire c’est plutôt de la représentation, et voilà où je me destine. Et voilà, après c’est parti, je suis rentré dans différentes sociétés, et j’ai terminé dans un gros groupe anglo-français-américain, Unilever, et… en tant que cadre commercial, et vraiment c'était… c'était très bien, ça m’a beaucoup plus, je me suis éclaté dans mon travail, quoi. AD : Et donc vous êtes passé de vos études de chaudronnier à la vente de disques ? ANON : A la vente de disques, oui, oui ! Mais à cette époque on pouvait tout faire ! Alors euh… y avait quelque chose qui s’ouvrait, on y allait, les directions ne s’embêtaient pas, ils avaient besoin de personnel à cette époque, donc ils essayaient même pas de demander si on avait une connaissance, en plus, bon, j’avais quoi, dix huit, dix neuf ans au sortir du service militaire, donc euh… C'était le moment où on avait l’oreille, alors on avait… il suffisait qu’il nous dise, est ce que vous connaissez ce… mais bien sûr je connais ! Et puis on partait comme ça et on apprenait sur le tas, et ça se faisait très facilement, les gens, enfin les anciens étaient ouverts, ils donnaient de leur savoir. AD : Et votre parcours résidentiel ? Comment vous arrivez, là, finalement ? ANON : Ah, ben écoutez, donc on a vécu comme je vous le disais à Montreuil, à Croix de Chavaux, jusqu’à mes vingt cinq ans, vingt cinq ans je me suis marié, j’ai habité Montreuil aussi, euh… un peu plus haut que la Croix de Chavaux, là avec mon épouse on y est restés à peu près un an, et on a trouvé un autre appartement à Bagneux lorsque le premier enfant est arrivé, donc euh… donc Bagneux, et puis après Villejuif, ça a été l’une… ça a été un appartement qui m’a été octroyé… (incompréhensible) par mon employeur, et là, c'était à l'époque où le deuxième enfant est arrivé, et jusqu’à présent, voilà, je n’ai pas quitté Villejuif. AD : ET pourquoi vous avez quitté MontreuiL ? ANON : Ah, parce que Montreuil c'était un petit appartement, un petit studio ! Après ça a été un trois pièces, et puis après un quatre pièces, et puis voilà ! on s’agrandit ! AD : Non, mais le changement de localisation ! C’est tout de même assez loin, relativement loin Montreuil et Bagneux. ANON : Oui, mais enfin ça n’a rien de… ça n’avait rien à voir avec une connotation d’éloignement de la famille ou de… Non. Ça a été parce que c'était l’opportunité, quoi. AD : Vous avez trouvé là. ANON : Oui, voilà, c'était l’opportunité. Non, je pourrais même pas dire que j’ai choisi Bagneux parce que c'était plus résidentiel que Montreuil, ou… non, pas du tout. Non, c'était pas, à cette époque je faisais même pas attention… Y avait un appartement qui s’était libéré, on avait foncé sur cet appartement. Voilà. AD : Je me suis demandé, quand vous étiez en Algérie, avec tous vos petits copains, vous parliez quelle langue ? ANON : Le français ! Le français, l’arabe, pas du tout. Euh… je ne connais que les gros mots en arabe, c’est tout. Par contre, mes parents et moi même, mes parents surtout, moi par contrecoup si on peut dire, on parlait espagnol. Beaucoup plus… les vacances par exemple, lorsqu’on partait en vacances on partait en Espagne, on partait pas à la montagne, on partait en Espagne. Je crois que mes premières vacances en France c'était Cotteret, parce que je souffrais un peu d’asthme, enfin pas d’asthme mais je respirais mal, j’avais… Donc on nous avait dit, faut envoyer votre enfant à Cotteret, je crois qu’on a connu la France et Cotteret que comme ça, quoi, voilà. AD : Et vous dites les vacances, mais les vacances c'était quand vous étiez en métropole ? ANON : Non, non, en Algérie ! AD : Ah, en Algérie vous quittiez l’Algérie ? ANON : Ah oui, oui, bien sûr, on était comme tout le monde, on prenait des vacances et on prenait nos vacances en Espagne, oui, oui. AD : Pourtant, c’est sans fin les vacances en Algérie (il rit). ANON : Mais c’est vrai ! C’est vrai ! Mais non, y a pas de raison, les parents avaient des congés payés, et ces congés payés ils les passaient ailleurs. Donc souvent on partait en famille, ou avec des amis, ou… et on se retrouvait… Alors leur lieu de prédilection, c'était Valence, c'était Alicante, c'était… Mais à l'époque c'était espagnol, quoi. Parce qu’aujourd’hui c’est très européanisé là bas aussi, on ne retrouve plus… Là bas on essaye de retrouver le côté flamboyant, chantant de l’Espagne, quoi. AD : Et donc vous avez connu la France avant 1962 ? ANON : Oui, par les colonies, oui ! Je venais en colonie aussi ! Mes parents m’envoyaient en colonie. J’ai été à Orluchon, c'était vraiment la campagne ! C'était l’époque où y avait encore des bœufs avec quelqu'un qui labourait derrière, et qui… et des grosses galettes qui tombaient par terre, pour nous c'était assez ahurissant, mais… AD : Mais il devait y avoir ça aussi en Algérie ! ANON : Oui ! Mais pas en ville, quoi (rires). Donc voilà. AD : Et donc vous disiez que vos aviez des amis musulmans, donc ils parlaient soit espagnol, soit français ? ANON : Ils parlaient français ! Espagnol je ne saurais pas vous dire, mais pourquoi pas, parce qu’en fait, l’intonation de la langue espagnole était courante à Oran. Ça… lorsqu’on descendait par exemple… Y avait un quartier qui s’appelait la Marine, près du port, et quand on descendait vers ce quartier, pratiquement toutes les habitations, c'était un peu comme le vieux Nice ! C'était un peu le vieil Oran, et il avait été pris par beaucoup, beaucoup de familles espagnoles. Et quand on descendait là, on retrouvait une ambiance, euh… très espagnole, quoi, avec ses bars à tapas… et les parents, je voyais, y avait pas un jour où on allait prendre l’apéritif avec les amis, où ils descendaient par familles, ils allaient pas, les parents seuls, boire un coup en laissant les enfants à la maison, non, tout le monde descendait et s’installait, y avait la mer qui n’était pas loin, le port n’était pas très loin, et ils prenaient l’apéritif et en même temps c'était un peu le repas, c'est-à-dire que je m’en rappellerai toujours, chaque portion de plat qu’on allait manger, ils appelaient ça la tonne. Alors on prenait une tonne de pommes dauphines, une tonne d’escargots piquants, une tonne de frites, une tonne de… bon, c'était une assiette, quoi, voilà ! ça avait une connotation d’énorme et c'était, bon c'était qu’une assiette, quoi (rires) ! Et tout le monde était là, ah oui, commande encore, et on commandait encore une tonne d’escargots, une tonne de moules, et voilà. C'était de petites choses… Mais voilà, ça c'était le côté très typique de la vie oranaise. Alors un peu le reste, c'était peut-être la même chose, parce que moi j’ai des amis constantinois qui ont à peu près les mêmes… euh aussi ont eu des vies différentes mais les ambiances se ressemblent ! Les Algérois la même chose, ils avaient à peu près… Mais euh… mais pour Oran, ça sentait bon le… la vie était une bonne vie, quoi. La plupart vous diront que… Enfin, alors les anciens qu’ont quitté Oran, je peux vous dire que pour les plus vieux c'était très, très dur. Moi… AD : C'est-à-dire vos parents par exemple ? ANON : Voilà, mes parents ça a été dur. Mais… plus vieux que mes parents, ceux qu’il a vraiment fallu extirper parce qu’ils ne voulaient pas bouger, ça ce sont des gens qui ont souffert parce qu’ils ne retrouvaient plus leur cadre et leur ambiance. Mes parents ont souffert, c’est vrai, mais… là encore, pas autant qu’on pourrait le penser, quoi. Enfin, bien sûr, moi-même, avec mes quatorze ans passés en Algérie, quelquefois… Là vous êtes en train de me demander de me remémorer, quand je me remémore je me dis mais c'était… y a eu des trucs, enfin… et j’avais que quatorze ans ! Mais j’imagine jusqu’à vingt, trente ans les gens qui ont vécu et qui ont fait les quatre cent coups, mais… c’est vrai qu’ils ont dû avoir une vie extraordinaire ! Quand on les entend parler, on a l’impression que c'était idyllique ! Alors que peut-être ce n’était pas si idyllique que ça, mais dans la façon dont ils ont vécu ça, ça… Parce que bon, on enjolive toujours mais c’est pas si… bon ! La réalité dépasse un peu la fiction que l’on veut bien faire croire, quoi, mais… Mais de la façon dont je l’ai vécu, je pense que ça a été une très bonne vie. AD : Vous avez parlé du quartier espagnol d’Oran, et c'était comment le quartier musulman ? ANON : Alors le quartier musulman, nous quand on a habité en deuxième zone, si on peut dire, la zone plutôt de la ville, plus centralisé, alors on était vraiment au milieu, d’un côté y avait le haut de la ville, si on peut appeler ça la banlieue d’Oran, et la banlieue d’Oran y avait un carrefour qui s’appelait la rue Tlemcen, voilà, c'était le carrefour de Tlemcen, et là y avait trois rues : boulevard Joffre d’un côté, et puis après y avait la rue qui montait sur Ekmul et la rue qui montait vers le village nègre. On appelait village nègre le village arabe. Donc euh… on ne passait plus par le village nègre, enfin, que ceux qui étaient… entourés de gendarmes ou de militaires, mais on ne passait pas parce qu’on savait que… si on y allait c'était pour perturber les gens, parce que… c'était un peu comme eux s’ils descendaient sur le quartier français, à un moment donné ils ne descendaient plus et nous ne montions plus. Et quand l’un essayait d’aller vendre ses patates dans le quartier français, il était sûr de se faire attraper et l’autre s’il voulait vendre quelque chose dans le quartier arabe il était sûr qu’il allait se faire attraper. Et quand je dis se faire attraper c’est se faire tuer, quoi, hein, ça c’est… c'était la logique des choses, c'était la logique du moment. AD : C'est-à-dire, quand ça, à peu près 1960 ? ANON : Oh oui, 1960-1962, c'était… c'était terrible. Oui. Ça, on ne bougeait pas, on restait dans notre coin, et si on se déplaçait on se déplaçait qu’avec un convoi, un convoi surveillé ou… mais moi je me rappelle pas avoir fait, si vous me demandez des souvenirs d’Algérie autres que ceux d’Oran, je me rappelle avoir pris le train une fois, mais… A l’âge de huit, neuf ans pour aller à Alger, faire un petit tour à Alger, mais c’est tout. Après, j’avais des parents du côté de Siddi-bel-Abbès, on été allés les voir dans un village, alors ça c'était vraiment le village, pour nous c'était une balade incroyable ! C'était… et pourtant, à vol d’oiseau c'était à cent, cent vingt, cent cinquante kilomètres d’Oran, même pas ! Peut-être que j’abuse en disant cent cinquante kilomètres. Et c'était des chemins muletiers pour arriver à un petit village où y avait juste une boulangerie… enfin, c’est comme on dit dans… pour se marrer, l’église, la boulangerie et la mairie, c’est tout, quoi ! Et le troquet, oui ! Mais voilà ! Mais non, j’ai des souvenirs, voilà, d’excellents souvenirs par exemple d’Arzeu, Arzeu qui était une ville aussi de pêcheurs, et bon, un endroit un peu salin, y avait du sel, le sel d’Arzeu, et puis Arzeu était un endroit très poissonnier et puis c'était aussi, y avait des plages extraordinaires ! Mais mes souvenirs les plus marquants c’est les vacances scolaires. Les vacances scolaires, donc mon père me prenait avec lui au travail, je ne faisais pas grand-chose mais j’aidais, entre guillemets, l’ouvrier qui amenait le matériel, qui allait livrer. Alors je livrais avec lui, et je crois que mes bons souvenirs, d’excellents souvenirs aussi, c’est ça. C’est de pouvoir partir, un peu comme un enfant à qui on a laissé la liberté, et partir avec le chauffeur livrer les meubles, et on allait prendre un bain après avoir livré, on mangeait notre sandwich et on rentrait, et ça c'était une sortie, pour l’enfant que j’étais, c'était une sortie extraordinaire. AD : Et avant 1960, vous avez été, vous, dans le quartier nègre ? Quand vous étiez môme ? ANON : Ah oui, oui, oui, bien sûr ! AD : Et c'était comment ? ANON : Alors le quartier musulman, c'était, comment dire, c'était un peu… Alors prenons aujourd’hui les puces de Barbès, c'était plein d’échoppes comme cela, euh… avec des petites maisons qui ne dépassaient pas deux étages, souvent peintes à la chaux en blanc ou en couleurs, mais des petites ruelles très sinueuses, des petites ruelles, pas très propres… Et là on trouvait tout ! On trouvait tout, quelquefois moins cher qu’en ville, et moi j’adorais quand j’étais gosse aller au village nègre parce que je trouvais des choses, j’allais acheter des petits jouets, des trucs comme ça, qui n’étaient pas chers, et dès qu’on me donnait une pièce je savais où j’allais négocier cette pièce ou alors des gâteaux, des trucs comme ça. Bon, c'était un endroit où on allait… mais c'était l’époque où on y allait sans crainte, quoi. Mais c’est ça, c'était très coloré, en plus, c'était… oui, en imaginant, on peut prendre les puces de Barbès, alors sans les meubles anciens, et on prend des échoppes avec du tissu, des vêtements, des fruits, des légumes, et ça grouillait de monde ! ça passait de partout, y avait des charrettes, des ânes avec la carriole derrière, des gens qui transportent… Y avait du bruit, y avait… non, c'était très vivant ! C'était très vivant, très coloré, euh… et donc y avait ce village qu’on appelait le village nègre, et après ils avaient un autre quartier, qui était le quartier dit de la Marine, du port, alors y avait les Espagnols d’un côté, les musulmans qui prenaient le côté montagneux, avec leurs petites maisons… Avec des maisons un peu plus structurées, de deux trois étages, en béton ou en pierre, mais y avait pas que des petites maisons, y avait des… j’allais dire des HLM, mais non, c'était des maisons avec des cours intérieures… Alors ça, c’est ça aussi, ce qu’il faut aussi préciser, c’est qu’à Ekmul par exemple nous avions une maison qui faisait un U ! Et donc ce U faisait que le palier tournait en U, comme ça, donc on allait d’appartement en appartement comme ça, et puis en bas y avait la cour, en haut y avait des terrasses donc les gens allaient étendre leur linge en haut, ça pouvait être aussi la petite salle de fête, les terrasses ! AD : C'était du collectif, quoi, en gros. ANON : Voilà, alors en haut les gens qui avaient une communion, une bar-mitzva, un mariage… Ou alors pour refaire les tapis, ça aussi c'était le… Pas le tapis, les matelas, excusez moi, les matelas. On battait la laine et ils refaisaient le matelas, voilà, ce sont des souvenirs… Voilà, je ne sais plus quoi vous dire parce que je crois que… AD : Qu’est ce que… la guerre d’Algérie, comment vous l’avez vécue ? Vous avez parlé d’évènements, je sais bien, mais la guerre ? ANON : Oui, la guerre d’Algérie on l’a vécue avec ce flot de manifestations, euh… pendant un moment, on n’a pas trop… ça se passait ailleurs. Oran n’a pas trop été touchée pendant un moment. Ça se passait ailleurs. Donc on avait quelques échos par la radio de ce qu’il se passait ou des gens qui revenaient, de Constantine d’ailleurs, qui nous disaient, voilà, y a eu tel attentat, puis on a les attentats à Alger… Bon. Mais à Oran c'était pas flagrant ! Et puis les années 1960, 1959… Allez, disons 1960, on a commencé à avoir les premiers attentas. Si je ne me trompe pas, hein, peut-être que ce n’était pas les bonnes années, mais on a commencé très tardivement à avoir des attentats. Des attentats de gens qui se faisaient tuer, ou de gens qui… ou de bombes mises sous des voitures, ou des complexes commerciaux. Après ça a été des attentats faits de l’autre côté, faits par l’OAS, qui plastiquaient les boutiques des musulmans… Donc ça c'était un va et vient, mais sinon, comment on l’a vécu : moi, en tant que jeune adolescent ne comprenant rien, je sortais dans la rue avec mes petits copains quelquefois, et on mettait, sur des planches de bois on écrivait Algérie Française, on écrivait mal, encore, peut-être Française, on écrivait Algérie Franssaise, et on chantait, avec des petits sifflets, et on manifestait à notre niveau, et nos parents venaient nous foutre des claques pour qu’on rentre à la maison. Mais c'était ça, c'est-à-dire, on n’avait que ça en tête, le klaxon, le coup de sifflet, et ça c'était flagrant, on était tous… On montait en voiture, on klaxonnait, on ouvrait la fenêtre, on sifflait… Bon, c'était le leitmotiv de tous, les manifestations étaient de plus en plus nombreuses, on appelait à la manifestation, euh… Donc au centre ville y avait la place d’armes, souvent c'était là qu’on appelait à manifester, donc les gens descendaient, et… et on se retrouvait là. Euh… on ne pouvait dormir… je ne pouvais m’endormir que si j’avais entendu le premier coup de feu du militaire qui était en faction pas très loin de chez nous, et qui tirait sur les chats, les rats, ce qu’il voyait, et c'était un tir qui se faisait après le couvre-feu, donc mettons, le couvre-feu vingt-et-une heure, il se faisait dès la nuit tombée, vers vingt-et-une heure trente, vingt-deux heures, eh ben c'était le moment précis où on entendait… et on disait, ah, il a tiré, on peut dormir ! Et puis après il y a eu des périodes où des exactions se faisaient du côté arabe, et on voyait des hélicoptères venir, et ça c'était visible, hein, parce que de nos fenêtres on était à droite et à gauche. On entendait un bruit, on allait sur le balcon, on allait sur la fenêtre de l’autre côté, et on essayait de repérer. Alors y avait des balles traçantes qui nous disaient, voilà où ça se passe, mais euh… Voilà, on vivait avec le bruit du fusil et des balles. Mais elles étaient pas proches, quoi, elles ne… Y a pas eu de peur, quoi, à aucun moment, ni mes parents ni moi… Mon père, à un moment donné on est allés chez le pharmacien, et on est sortis de la pharmacie, la pharmacie a été plastiquée ! Oui ! Alors on s’est dit, tout le monde a dit, vous l’avez échappée belle, y a eu un mort et quelques blessés, mais… bon ! Mais ça n’a pas engendré plus de panique… On était presque, c'était devenu, comme ce qu’il se passe ailleurs aujourd’hui, c'est-à-dire que c’est devenu tellement classique que les gens s’habituent au meurtre, s’habituent au bruit du canon, et on peut y vivre et dire qu’on y vit bien, parce que tant qu’on n’est pas touché on y vit bien, quoi. Eh ben c’est vrai, là où on était, nous n’étions pas trop touchés, et on s’en rendait pas compte. On voyait, on voyait ce qui se passait, mais on s’en rendait pas compte. Et il a fallu attendre vraiment les derniers mois, où là ça s’agitait beaucoup et on commençait vraiment à avoir peur, où les parents commençaient à avoir peur. Je ne pense pas que moi en tant que gosse je, euh… je me rendais bien compte de ce qu’il se passait, mais… là mes parents ont commencé à se dire, si on veut sauver la famille c’est maintenant qu’il faut partir, et c’est vrai qu’ils sont partis, pour eux ils sont partis à temps. Maintenant ils auraient pu y rester et ne pas être touchés, mais on sait qu’après à Oran il y a eu beaucoup d’exactions, euh… dans la période de l’après juin 1962, juillet 1962… après l’indépendance. AD : Parce que là, justement les derniers mois c’est quoi, autour de mars, jusqu’à juin…. ? ANON : Nous on est partis en juin, et c'était… là on voyait les gens partir. Parce qu’en fait, qu’est ce qui vous fout la panique, c’est de voir les autres partir, quoi, hein ! Lorsque vous commencez à entendre que Pierre, Paul, et puis après Jacques sont déjà partis et que vous êtes le dernier de l’immeuble, eh ben là vous commencez à vous dire, bon ben on n’a plus rien à faire ici. Et c’est comme ça qu’on a… parce que nos amis, nos parents, nos voisins ont bougé, et que… s’ils ont commencé à bouger, il fallait qu’on le fasse aussi, quoi. Euh… mais pas par panique, quoi, ou parce qu’on a été obligés ou qu’on a été menacés, pas du tout. A aucun moment mes parents ont senti la menace ou ont senti que quelqu'un leur disait, vous vous tirez ou sinon vous allez être… votre vie va être en danger. Non, à aucun moment. AD : Et alors vos grands-parents, vous aviez encore vos grands-parents à l’époque ? ANON : A l’époque mes grands-parents vivaient là, oui. AD : Des deux côtés ? ANON : Euh non, pas côté paternel, euh… ils étaient décédés, mais maternel oui, et eux sont partis relativement tôt, euh… à Paris. Parce qu’une des filles était à Paris, elle les a accueillis, et bien avant nous. AD : Et c'était déjà parce qu’ils sentaient qu’il fallait… ANON : Oui, non mais eux ils étaient déjà vieux, donc euh… c'était presque… le fait de les avoir appelés à Paris était presqu’une opportunité pour l’une des filles qui était là, l’une des parentes, d’avoir ses parents à portée de la main plutôt que d’avoir… que eux de s’en aller d’un endroit où ils étaient mal, quoi. C'était de les loger, de les chérir, de les avoir près d’eux, d’abord parce qu’en plus ils rendaient service, y avait des enfants en bas âge donc… voilà, les parents… tout en étant logés, nourris, servaient un peu de nounou, voilà ! Mais ils étaient beaucoup plus… je vois ça plus comme ça qu’étant partis contraints et forcés, quoi. Alors ils étaient à la retraite, aussi, hein, c'était des personnes âgées, mes grands-parents, euh… lorsqu’ils étaient à Paris, devaient tourner autour des soixante-dix… Soixante-quinze ans pour mon grand-père, soixante-dix pour ma grand-mère, et puis euh… et puis mon grand-père n’a pas duré très longtemps, il est mort quelques mois après, à soixante-seize, soixante-dix-sept ans, je ne me souviens plus, mais ça n’a pas duré très longtemps. Et… Mais c'était plus par… les faire sortir d’abord, bon, parce que c'était des personnes qui n’avaient rein à faire, ils n’avaient pas ni à travailler, ni à occuper le terrain, non, les enfants ont demandé qu’ils rentrent, voilà. AD : Vous voulez dire qu’il y aurait eu la guerre ou pas, ils seraient partis ? Peut-être ? ANON : Peut-être, oui, peut-être. AD : A la fois vous disiez que pour les gens de cet âge là c'était un déracinement terrible ! ANON : Oui, peut-être ! Mais mes grands-parents, vous savez, ce sont eux qui vivaient au Maroc ! Donc ils ont vécu longtemps au Maroc, après ils sont descendus un petit peu à Oran, ils passaient deux mois à Oran voir la famille et puis ils repartaient au Maroc, et puis ils sont partis au Maroc, pourquoi plus tôt ? Voilà une explication, pourquoi plus tôt que nous en Algérie, c’est parce que la décolonisation du Maroc s’est faite avant, et ma famille du Maroc est partie, c’est pour ça que je vous ai dit, les sœurs de maman sont parties sur Paris, une est partie aux Etats Unis et a vécu jusqu’à sa mort à New York, euh… l’autre à Paris, et… parce qu’ils étaient au Maroc et dès que les Français ont quitté le Maroc eux aussi ont quitté le Maroc. Et pas parce qu’ils étaient mal mais parce qu’ils disaient, on n’a plus rien à y faire, quoi. Donc ils sont rentrés, et mes grands-parents, effectivement, comme ils habitaient avec eux déjà, voilà, je pense que c’est la continuité, quoi. Ça s’est fait comme ça. AD : Je regarde un peu si on a fait le tour… Mais je pense qu’on a déjà fait un bon tour. Euh… Quand est ce la première fois où vous avez entendu le mot pied noir ? ANON : Ah, ça c’est extraordinaire ! Oui, vous avez bien… c'était en arrivant ici, quoi ! Je savais pas que j’étais pied noir, quoi, voilà ! Je ne savais pas que j’étais pied noir, je ne savais pas que… qu’on nous avait donné ce surnom, et… Alors après, pour savoir pourquoi on était pied-noir, il a fallu remonter très loin, euh… pour savoir, c'était des Français venant d’Alsace qui se sont installés en Algérie, euh… parce que, là aussi pour suivre ou parce qu’ils ont suivi les différentes guerres et ils ont suivi à un moment donné, ou ils ont suivi parce qu’on leur a dit que la terre était cultivable et qu’il fallait, qu’il y avait de quoi faire de bonnes choses à faire en Algérie, et c’est comme ça que le terme pied-noir, d’après ce que j’ai entendu, est arrivé. C'était des gens venant de France qui se sont implantés… Mais effectivement j’ai appris ce mot en arrivant ici ! AD : Et vous vous rappelez le moment, le contexte ? ANON : Euh… Le contexte c’est au moment où certains disaient… se sont fait insulter de sale pied-noir, et on savait pas pourquoi. Alors que… comme je vous le disais très justement, moi je n’ai pas eu de problème de ce genre, quoi. Mais certains disaient, tiens, on nous balance du sale pied noir, on est venu manger le pain de… bon, entre guillemets, hein (il rit) ! Et donc euh… bon ! Alors après y a eu l’accent, le pataouète ! Mais mes parents parlent français, je parle français, je parle pas l’arabe, je parle un peu espagnol, mes parents parlent espagnol, mais on avait un, il me semblait qu’on avait un accent… Alors après entre nous on était en train de se dire, mais tu te rends compte, nous les Oranais on nous dit qu’on a un accent pied-noir ! Non mais attends… Alors que les Oranais étaient les plus… on se targuait d’être les plus européanisés, les plus francisés, si on peut dire, avec un bon accent… Et puis après on s’est mis à se dire, mais attends t’as vu celui là comment il parle ! Tu viens d’où ? Ah, tu viens d’Alger ! Ah mais voilà c’est ça (il rit) ! Donc après c’est nous qui devenions très critiques vis à vis de nos coreligionnaires qui trimballaient un accent très pointu, et puis en fait, en s’écoutant, lorsqu’on écoute ce qu’on enregistre on s’aperçoit qu’effectivement on a un bon accent, quoi. AD : Et donc si j’entends bien, vous n’avez pas entendu directement, c’est plutôt les discussions entre vous qui vous ont fait remonter le terme pied noir ? ANON : Non, non, alors après bien sûr qu’on l’entend, mais au tout début… AD : Pas forcément négativement ? ANON : Voilà, non, au tout début ça n’a pas été négatif, c'est-à-dire, eh les pieds-noirs, par là, non j’ai pas entendu ça, quoi, hein. Enfin… très franchement, ce serait mentir si je vous disais, oui, j’ai entendu… là c’est pas vrai. C’est pas vrai. AD : Et depuis que vous êtes en métropole, vous avez plutôt construit des relations, visiblement, avec vos compatriotes, je sais pas comment dire ça, d’autres pieds-noirs, la communauté ? ANON : Oui, bien sûr ! On a… bien sûr ! Autour de nous, même après… du jeune adolescent que j’étais je suis devenu un jeune adulte, le jeune adulte a fréquenté, et en fréquentant j’ai rencontré beaucoup de… parce que c'était encore tout frais, quoi, après le service militaire, c’est encore très frais et y avait encore des militaires d’Algérie qui rentraient, qui n’étaient pas tous rentrés et qui rentraient encore. Donc de ce côté là c'était encore très frais. Et nous mêmes, on se rencontrait en boîte, lorsqu’on allait danser, on entendait cet accent qui chantait et on savait très bien que… alors tout de suite, tu viens d’où, et tout de suite c'était je viens d’Alger, ou d’Oran, ou de… et c'était un point de reconnaissance ! Et euh… ou sinon, après effectivement, on travaillait ensemble, on se reconnaissait ! C'est vrai que comme toute, j’allais dire comme toute ethnie, euh… ben après vous rencontrez, même dans mon cursus commercial, j’ai rencontré des gens qui étaient commerçants, qui sont devenus commerçants mais par la force des choses, parce qu’ils sont rentrés, ils étaient charpentiers et puis avec le peu d’argent qu’ils ont eu ils se sont installés épiciers, allez savoir pourquoi, ou ils se sont installés… Bon, et puis ça a fonctionné ! Ils ont pris des ouvriers, ça a fonctionné, et puis ça… Alors vous rencontrez des commerçants, puis là vous entendez le nom, vous avez un nom qui vous paraît à consonance d’Algérie, donc tout de suite ça ouvre une porte, quoi, c’est comme tout. Comme le breton qui a besoin de rechercher quelque chose, s’il tombe sur quelqu'un du pays, c’est plus simple, hein ! AD : Et dans vos relations d’amitié et de voisinage aussi ? ANON : Bien sûr, bien sûr ! Bien sûr ! Er moi aujourd’hui, en tant que président d’une communauté, président d’une association, euh… les gens qui sont autour de moi, pour beaucoup sont des gens qui sont nés en Algérie, en Tunisie ou au Maroc, euh… maintenant y a la génération qui arrive et qui est née en France, donc… mais qui garde encore le souvenir des parents, donc ça c’est très, très fort encore, on voit qu’il y a eu cette culture, euh… même ces jeunes gens qui sont nés à Paris, qui sont nés à Marseille, qui sont nés à Nice, et qui gardent la culture des parents, soit culinaire, soit la culture… ils vous parlent… ils n’ont pas connu Oran, ils n’ont pas connu Alger, ils n’ont pas connu l’Algérie, mais ils vous parlent de l’Algérie comme s’ils y avaient vécu, quoi ! Et on est toujours assez étonnés, y a des choses que… enfin, des choses qu’ils me disent quelquefois, je me dis, attends mais où ils ont vu ça… bon, peut-être. Alors je suis obligé de dire peut-être ! Ils n’ont eu que le discours des parents, quoi. Ils n’ont eu que ce qu’ils ont entendu. Alors peut-être, je laisse faire, je me dis pourquoi pas. Mais sinon, oui, oui… Et aujourd’hui, si ça peut… pour dire que bon, on est entrés dans la vie, on est dans le concret, quoi, dans le présent, en tant qu’anciens pieds-noirs, ben en tant qu’ancien pied-noir aujourd’hui, je fais aussi partie d’une association qui est une association qui regroupe les communautés de culte, catholique, arabe… euh, musulmane, kopte, protestante, et nous travaillons ensemble, on fait des expositions ensemble, enfin… La preuve, c’est qu’il y en a eu une à Fresnes y a pas tr ès longtemps. Et c’est un rapprochement que nous avons voulu depuis plusieurs années, et ça fonctionne ! Alors, vous dire que ça fonctionne très, très bien, dès qu’il y a un conflit à droite et à gauche c’est sûr que d’un seul coup tout le monde se ferme, mais bon ! On passe cette fermeture et on continue ! Parce que ce qui se passe à l’étranger faut le laisser là où ça se passe, quoi. Alors c’est difficile, parce que chacun a ses sensibilités, mais heureusement, voilà ! On abandonne pour un temps le discours partisan et on revient à un discours qui réunit. On se réunit pour une conférence, lorsqu’on a envie de faire un barbecue communautaire… Eh ben voilà, ça peut se faire. AD : Donc vous êtes président de deux associations, alors ? ANON : Non, moi je ne suis président que d’une association, mais je suis dans l’association AIBB, qui a un président… AD : Alors c’est quoi l’AIVB ? ANON : L’AIVB C’est l’Association du Val de Bièvre des… Alors, AIBB, Association Intercommunautaire du Val de Bièvre. AD. D’accord. ANON : Eh donc là, ça regroupe des présidents de chaque communauté et d’autres, mais alors maintenant bon, au début on a été que quatre, cinq, et maintenant on est une vingtaine avec les présidents de chaque ville du Val de Bièvre, L’Haÿ les Roses, Arcueil et autres. AD : Mais l’AIVB, ça a un rapport avec l’Algérie ? ANON : Ah non, non, pas du tout ! AD : ça n’a aucun rapport ? Parce que votre association a un rapport avec l’Algérie… c’est ça ? ANON : Non, l’association que je préside n’a pas de rapport avec l’Algérie, c’est une association cultuelle, cultuelle et culturelle qui n’a rien à voir avec l’Algérie, simplement, comme elle regroupe beaucoup d’Israélites venus d’un peu partout, du Maghreb ou du Maroc ou de l’Egypte, donc on retrouve un peu près les mêmes intonations, les mêmes… les mêmes sensibilités, quoi. Et on a tous un peu près eu notre départ de notre ville, notre pays… Et quelque part ça se ressemble, quoi. A un moment ou un autre, bon, on ne se sent plus aussi bien que l’on était, et on prend les valises et on s’en va, quoi. AD : Et alors vous parliez des jeunes qui sont sensibles, ont une connaissance de l’Algérie, est ce que les jeunes, ceux qui sont nés après, sont aussi des pieds-noirs ? ANON : Oh, oui, oui ! AD : Vous avez des enfants, vous ! Est ce qu’ils sont pieds-noirs ? Est ce que vous dites qu’ils sont pieds noirs ? ANON : A vrai dire, je vais vous dire, le terme pied-noir, euh… il est pas très usité chez nous, hein, ça a été pendant les premières années, allez, disons les dix, les vingt premières années où on était encore dans le… et même quelquefois on dit, tiens, c’est pas un ancien pied noir ça ? Juste pour dire… Mais… mais à vrai dire je pense pas qu’ils y pensent. Ils sont rentrés dans la vie classique d’un homme normal, d’un homme de France, donc ils se… AD : Y a plus de pieds noirs ? ANON : Y a plus de pieds noirs. AD : Et même vous ? ANON : Même moi ! Même moi, j’en parle pas, enfin, du terme pied noir, ce serait juste pour le plaisir d’en parler pour dire à un autre… Et encore je ne sais même plus comment je pourrais l’interpeller en tant que pied-noir, salut pied noir ou salut… Non, j’arrive pas… C’est fini, c’est fini. Nous, mon épouse et moi-même, on a… vous m’avez rappelé que c'était les cinquante ans de… du retour d’Algérie, eh ben ça fait cinquante ans qu’on est là, on a triplé le nombre d’années qu’on a passées par rapport à… alors ce qui fait que, voilà, on a oublié… AD : Et donc vous êtes d’où ? Si je vous pose la question, vous êtes d’où ? ANON : C’est une bonne question ! Oui. Euh… J’ose même pas dire que je suis de Villejuif, un Villejuifois ! Maintenant je commence à avoir trente, une trentaine d’années à Villejuif, oui, je pourrais dire que je suis un Villejuifois, mais j’ai pas… Mais je ne me sens pas… Non, je suis un pied noir. AD : Vous êtes de là bas tout de même. ANON : Je suis de là-bas. Ouais. Parce qu’on n’enlève pas la petite enfance. Et je comprends Pagnol, tous ces gens qui ont écrit sur leur enfance. C'était quelque chose que je… Je m’en suis jamais préoccupé. Mais votre question est très juste : quand on me demande d’où je suis, je suis ni de Montreuil ni de Nice, sauf si je veux cacher que je suis d’Algérie ! Si je veux cacher que je suis d’Algérie, effectivement, je… Oh, je suis de Nice (avec l’accent provençal) ! Je vais commencer à… à jouer un petit peu de l’accent… Mais c’est faux ! C'est vrai qu’on reste attaché à son lieu de naissance. Oui. Bien que j’en n’ai plus grand souvenir, que tout a été bouleversé et que les photos, les films qu’on a pu avoir parce que… soit parce qu’on a des amis musulmans qui sont retournés à Oran, qui ont pris des films, parce qu’on leur a dit, essaie de filmer l’endroit où j’habitais, essaie de voir… le quartier où on allait écouter la musique, le quartier où… Alors, et quand on revoit, bon c’est plus la même chose, c’est pas vrai c’est plus la même chose. Ça a triplé de population là aussi, euh… Oran était très moderne, ça l’est moins. C’est pas que c’est pas moderne, même comme il y a trop de population et qu’ils n’ont pas les infrastructures qui vont avec, ça a régressé plutôt que progressé. Donc voilà, quand on fait des comparaisons et que les gens nous disent, voilà ce que j’ai trouvé à Oran, voilà comment ça se passe, alors on se dit ben, bon… on y est pas retourné, mais bon… Voilà, gardons les souvenirs tels qu’ils sont dans notre mémoire et puis voilà. AD : Vous n’êtes jamais retourné ? Vous ne vouliez pas ? ANON : Si ! AD : Vous n’êtes jamais retourné ? ANON : Jamais. Mais si… depuis très longtemps j’ai envie ! Et dernièrement avec une personne de notre association, là, qui est un musulman d’Oran, Français mais ayant les deux nationalités et ayant leur famille à Oran, il m’a dit, mais écoute, franchement, je t’invite, viens ! Viens voir, viens te retremper ! Et ça m’a donné très envie. Dire que je le ferai pas ce serait mentir, dire que je le ferai ce serait aussi mentir, parce que je suis pas sûr que j’irai, mais bon, voilà, la porte est ouverte ! AD : Bon. Et vous avez, parce que c’est important ça aussi, l’ancrage dans un territoire, vous avez des ascendants qui sont morts là bas, qui sont enterrés là bas ? ANON : Ah, ben oui, les grands-parents sont là bas ! AD : Alors, est ce que c’est une motivation, est ce que vous savez ce que c’est devenu… ANON : Non. Vraiment, on en entend parler comme ça par bribes, que certains cimetières… n’ont pas été détruits, mais par le fait que les pierres tombales ont vieilli, qu’il faudrait des capitaux pour… Je sais une chose, c’est que les musulmans ne toucheront pas aux pierres tombales. Ils ne feront rien, s’ils n’ont pas les moyens, pour les améliorer, mais je ne croient pas qu’ils… Sauf si besoin du terrain s’en fait sentir. Mais non, j’ai pas d’écho. Je m’en préoccupe moins, puisqu’en fait, mes parents sont là. Ils sont dans un cimetière parisiens. Mes grands-parents sont ici, les maternels sont ici les paternels sont de l’autre côté. Et les paternels je les ai moins connus, ce qui fait que mon… mon esprit est moins porté à se souvenir. Mais c’est vrai qu’ils y sont. Mais… voilà. C'est vrai que pour certains ça a été tragique de laisser les parents dans les cimetières, de ne pas pouvoir ramener les corps… AD : Je pense qu’il y en a même qui ont fait rapatrier les corps. ANON : Oui… Bien sûr. AD : Alors pour vous, c’est quoi, comment vous définiriez être pied noir, c’est quoi être pied noir ? A part être né là bas bien sûr ? ANON : Ah… Je sais pas… AD : C’est pas évident, puisque vous avez dit que ça n’existait plus (il rit)… ANON : Oui, mais je sais pas, la mentalité du pied noir, tout ça, mais après je vais rentrer dans de l’abstrait… C’est pas vraiment du concret, parce qu’aujourd’hui je ne pense pas avoir… Je me retrouve dans un père, et mon épouse dans une mère très méditerranéenne, très orientale, euh… avec… après cinquante ans de vie ici, je veux dire, j’ai encore cette sensibilité encore très forte, je pense qu’on a la sensibilité que nous ont laissée nos parents. En fait, euh… voilà, si je dois définir la sensibilité qui reste du pied noir que je suis, c’est celle que m’ont laissée mes parents. Parce qu’en fait je répercute aujourd’hui ce qu’ils m’ont appris, donc moi j’ai pas trop appris la façon de faire pied noir, je la fais progresser parce que je l’ai vu faire et je sais comment ça marchait. Alors si dans ma sensibilité je suis plus proche des enfants, nous nous inquiétons beaucoup des enfants, chose que certains diront, mais arrête, vous êtes des maman poule, vous êtes des papa poule, vous êtes… Oui, c’est ça, pied noir ça peut être ça ! ça peut être les gens qui vont sans cesse téléphoner pour savoir si leurs enfants sont rentrés, même si ce sont des garçons ! Ils vont téléphoner pour savoir s’ils vont bien et si leurs enfants vont bien ! Même jusqu’à épuiser leurs enfants qui leur disent, mais ça va, tu m’as déjà téléphoné dans la semaine, deux fois c’est trop ! Voilà. Si c’est ça, oui. Oui, je suis pied noir par cette façon de faire. D’autres vont dire, vous avez des façons de mère juive ou de… C’est possible aussi ! Mais c’est pas que ça, c’est l’ambiance pied noir. L’ambiance pied noir, c’est l’ambiance famille, alors c’est des choses qu’on ne fait plus, hein, c’est des choses qu’on ne peut plus faire, nos enfants sont à droite et à gauche, on ne peut plus se réunir et dire, tiens, vous venez tous à la maison… Non, c’est fini. C’est fini. Ça se faisait. AD : De temps en temps, quand même ! ANON : Oui de temps en temps, mais voilà, quand je dis que j’ai cette sensibilité, à vrai dire je l’ai parce qu’on parle beaucoup plus de temps au téléphone, maintenant que le portable, les SMS et les mails, et truc, on passe notre temps… AD : Et y a des traits culturels ? Des pratiques culturelles ? Je sais pas, on a parlé de gastronomie… De langue… Pataouète c’est un peu plus qu’un accent, non ? ANON : Non… franchement je… dans ma famille, je peux pas dire. Certaines familles, j’ai des amis marocains, par exemple, nés au Maroc, la culture musulmane était plus forte que la culture française. Donc ils ont appris à l’école l’arabe, ils ont appris le français. Donc ils parlent les deux. Donc on peut dire que leur culture, aussi, c’est de pouvoir à la maison converser autrement qu’en français s’ils veulent. Et c’est ce qu’ils font quelquefois, parce qu’ils retrouvent leurs racines. Moi non ; j’ai pas ça. Avec mon épouse, elle ne parle pas espagnol, donc on ne peut pas dire, on va truquer un petit peu en parlant espagnol et français, non, même pas ! Donc on parle pas. Oran n’a pas été… Alger, oui, on parlait plus arabe, tout le monde parlait arabe, quoi, parce que la ville était plus concentrée, y avait plus de musulmans et les gens ont appris plus facilement. Oran non. AD : Mais le Pataouète c’est plus qu’un accent ! C’est des expressions, c’est… ANON : Non, le Pataouète, non ! Ben écoutez, pas chez moi, non non. Là je suis désolé mais je ne sais pas. Je sais pas (il rit). AD : Mais vous ne m’avez pas dit, votre femme elle est pied noir aussi ? Vous ‘lavez rencontrée en… ANON : Oui, je l’ai rencontrée en France mais elle est pied noir. Mais elle aussi elle a un circuit différent ! Elle est née à Alger mais elle a passé toute sa petite enfance en Tunisie, parce que ses parents, pour le travail, voyez vous, sont partis en Tunisie, ils étaient cheminots. Donc elle est restée jusqu’à huit ans en Tunisie, et elle est rentrée après… Alors elle, elle est rentrée en 1955, 1956, elle est rentrée beaucoup plus tôt que moi, hein ! Donc elle aussi, ce n’est que des bribes ! Encore, moi j’y ai vécu quatorze ans, elle n’y a vécu que huit ans, et on n’a que des souvenirs de… C’est souvent des souvenirs culinaires, quoi, c’est souvent des souvenirs de joie, c’est… y a pas trop de… Elle, elle n’a pas eu de désagrément en Tunisie, lorsqu’ils sont rentrés il n’y avait pas de… de désagrément, quoi. C’est pas du tout la même chose que pour l’Algérie quoi. Je crois qu’on a épuisé le… (il rit). AD : Oui, je pense qu’on a dit l’essentiel… ANON : Y a une chose qui est sûre, que je voulais vous, enfin, pour terminer, c’est juste dire que… vous m’interviewez c’est Oran, enfin, c’est l’Algérie et c’est Oran, c’est bien, c’est peut-être pas le meilleur des cas, peut-être que vous aurez la chance de trouver une autre interview de quelqu’un d’autre, mais… parce qu’Oran a été un peu en retrait de tout ce qui s’est passé. Ça s’est fait vraiment les dernières années. Le mouvement d’exactions et de… Et pour avoir des idées plus pures de l’Algérie, en s’enfonçant un peu plus, c’est l’Algérois, bien sûr, et le Constantinois. Les gens qui habitaient Bône, Constantine, tout ça, ont vécu une approche avec les musulmans qui a été beaucoup plus dure. Ça a été plus dur, des pogroms musulmans contre la communauté juive ou contre la communauté chrétienne, la même chose de l’autre côté, des exactions, mais ça, aucun ressenti de ce genre sur Oran.